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pour des chèvres, portent, il est vrai, le nom fastueux de camino real, route royale ; mais nous n’en voudrions pas dans nos provinces les plus reculées de France pour routes de traverse.

Après avoir gravi pendant trois heures une montée fort rude, on se trouve à un village qui a nom la Banca, et, en descendant pendant trois autres heures, on arrive aux bords de l’Apurimac, qui roule ici large et profondément encaissé. Dans un endroit où deux énormes rochers forment de chaque côté une muraille perpendiculaire, on a construit un pont suspendu de cordes et de bois, semblable à nos ponts de fil de fer. Deux câbles, tendus d’un bout à l’autre de l’Apurimac, supportent des cordes qui tombent perpendiculaires et soutiennent le plancher du pont, formé de pièces de bois rondes, rattachées entre elles par d’autres cordes. La distance entre les deux rochers étant de quatre-vingts vares (la vare a trois pieds), il en résulte que le pont forme une courbe effrayante et que le poids d’une seule personne suffit pour le faire trembler comme une escarpolette. On décharge les mules, qui dressent les oreilles et soufflent horriblement ; à force de cris et de coups, on parvient à les pousser sur le pont, et, une fois là, elles sont trop effrayées pour songer à retourner sur leurs pas. Ce misérable pont, sur lequel doivent passer les caravanes et les voyageurs qui font le commerce de l’intérieur on qui se rendent à Lima, est si mal entretenu, qu’il n’y a pas de semaine où il n’arrive quelque accident.

À Curaguassi, nous dîmes un dernier adieu aux montagnes de Choquiquirao, qui étaient là en face du village, de l’autre côté de l’Apurimac. Bien aise d’y avoir été, j’étais enchanté d’en être revenu : j’avais le corps rompu, comme si j’avais roulé du haut en bas d’un précipice. À partir de Curaguassi, on voit la canne à sucre croître à côté des champs de blé. La température est certainement plus froide ici que dans le midi de la France, puisque le thermomètre ne monte jamais au-dessus de 68 degrés Fahrenheit, 16 degrés de Réaumur. Il est vrai qu’il se maintient à peu près toute l’année à ce même point. L’absence de gelée est ce qui protège cette culture. Au reste, dans ce district, la canne à sucre n’arrive à sa maturité qu’au bout de trois années, et, après cette lente croissance, on doit renouveler la plantation. Ce qui est digne de remarque, c’est que, dans les expositions plus froides, le sucre est plus blanc, plus doux et de meilleure qualité. J’ai essayé de mâcher des morceaux de canne à sucre ; mais, au lieu de trouver le roseau tendre et plein de suc comme au Brésil, je l’ai trouvé si dur et si sec, qu’il était impossible d’y mordre : c’est, dit-on, la première qualité de canne à sucre.

Abancay est une petite ville dans la vallée du même nom. En l’honneur de la Santiago, on y donnait des courses de taureaux à l’époque de mon passage. Les taureaux ne manquaient pas de courage, mais les