Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déserteurs, des traîtres et des lâches. Plus tard, ils ont appris à mépriser certains d’entre eux, ils ont compris les faiblesses de certains autres, l’expérience a dissous cette égalité première, et avec l’inégalité la haine et l’envie commencent. Les haines littéraires n’ont pas ordinairement d’autre origine que celle-là : c’est que les uns ne sont plus et que les autres sont encore ce qu’ils étaient hier ; c’est que les uns, en courant après la science, ont reçu comme de fidèles et studieux disciples les leçons de la vie, tandis que les autres n’ont pas voulu abandonner leurs désirs d’enfans, se sont esquivés lorsque l’expérience est venue, en lui répondant Ce n’est pas là ce que je cherche ! – et sont restés par conséquent à leur point de départ.

Si l’homme de lettres sait remplir ce grand devoir, s’il sait mettre sa vie d’accord avec sa profession, il en sera récompensé, car l’accomplissement de ce devoir lui donnera l’originalité. L’originalité, lorsqu’elle apparaît chez un homme de lettres, est le plus sûr indice qu’il a accompli son devoir. Lorsqu’un homme est arrivé à l’originalité, on peut dire qu’il a cessé de lutter avec la vie, et qu’il l’a acceptée telle qu’elle est ; tant qu’il se débat avec elle, son originalité n’est pas encore formée. La grandeur de l’écrivain consiste à se servir de toutes les expériences de la vie comme d’échelons pour monter plus haut dans les régions de la pensée. Or, combien en est-il qui connaissent cette vérité ? Presque tous l’ignorent, presque tous cherchent la pensée sans se servir des moyens que leur fournit la vie ; ils la poursuivent avec leur imagination, avec leurs rêves ; mais ils ne s’aperçoivent pas que la réalité se venge de cette tendance à la rêverie en faisant de leur vie un affreux et continuel cauchemar. Je veux sentir, dans une œuvre littéraire, plutôt l’accomplissement du devoir que l’amour, de l’intelligence ; je veux sentir que c’est sa vie telle qu’elle est que nous donne l’auteur plutôt que sa vie telle qu’il l’avait désirée. Nous avions donc raison de dire que le seul moyen de salut pour un homme de lettres, c’était de savoir concilier son expérience avec sa profession, car non-seulement il n’a que ce moyen pour être heureux mais encore il n’a que ce moyen pour être original et pour imprimer à ses œuvres un cachet personnel ineffaçable. L’originalité, en effet, n’est pas une faculté que l’on porte en naissant ; elle est déterminée par la vie, ou plutôt elle est l’intelligence même de la vie, la manière de la comprendre et de l’envisager ; c’est la qualité dans laquelle se confondent la pensée et l’expérience, par laquelle l’intelligence juge l’expérience, par laquelle l’expérience précise la pensée et lui donne une forme distincte en la faisant descendre des régions vagues où elle flotte dans certains faits où elle s’enveloppe et s’incarne. C’est pourquoi cette qualité est la plus éminente et la plus désirable : elle seule en effet assure aux œuvres la durée, parce qu’elle n’est ni douloureusement triviale comme