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dans les troubles civiles. Chose curieuse ! un Français reste aujourd’hui propriétaire, d’environ mille lieues carnées de ces missions ruinées. Mais, de l’empire des jésuites il ne resté qu’un souvenir qu’invoqueraient en vain les phalanstériens de nos jours, car il leur manque ; pour renouveler une telle épreuve, la foi, l’humilité et l’esprit d’abnégation des Indiens Guaranis. La doctrine de l’obéissance, enseignée par les pères jésuites, s’était, répandue des missions dans les anciennes commanderies, et avait pénétré si avant dans les cœurs, qu’aujourd’hui encore elle fait le fond des mœurs du Paraguay, et que le docteur Francia n’a pas choisi d’autre base pour y asseoir sa domination.

Lorsqu’en 1811 le, Paraguay, troublé - par la propagande armée de Buenos-Ayres, suspendit son gouverneur espagnol, la junte révolutionnaire osa, la première en Amérique, proclamer, sur la proposition de son secrétaire, dont le seul argument fut une paire de pistolets qu’il posa sur la table du conseil, le droit souverain et l’indépendance absolue du pays. Cet homme était Francia ; tel fut son début dans la carrière politique. Docteur en droit, il s’était acquis dans ce pays d’ignorance une haute réputation de savoir, et son désintéressement, sa rare intégrité ; en faisaient un personnage influent. Les opprimés pouvaient compter sur son appui. Esprit absolu, rigoureux comme une formule mathématique, qui ne transigeait avec aucune condescendance sociale, et pour qui l’humanité n’était rien devant le droit strict de la justice, on racontait de lui, des traits d’équité dignes du premier Brutus. Ne l’avait-on pas vu prendre en main, contre un de ses plus intimes amis, la défense de son ennemi mortel, menacé d’être opprimé par un juge inique, mais tout-puissant ; gagner la cause et refuser ensuite toute réconciliation ? Brouillé avec son propre père, n’avait-il pas inexorablement repoussé la prière du vieillard mourant, qui sollicitait du ciel, comme dernière grâce, la paix avec son fils ? Élevé pour l’église, il avait pris en haine et la religion et ses prêtres et ses moines ; mais la discipline du cloître et de la caserne et la doctrine de l’obéissance, plaisaient à son cerveau monacal ; tout désordre dans l’administration publique et le gouvernement luit faisait horreur.

Trois classes distinctes se partageaient le pays les Espagnols nés dans la Péninsule, les fils du pays ou créoles paraguayos, habitans des villes, et les gens de la campagne. Les premiers constituaient une sorte de noblesse, non qu’ils fussent de race antique, loin de là, mais parce qu’ils occupaient les emplois publics, qu’ils composaient les municipalités (cabildos), et que les femmes les préféraient aux fils du pays. Ceux-ci haïssaient naturellement les Espagnols purs par cet instinct de vanité blessée qui fait que chez nous la bourgeoisie déteste la noblesse ; aimables d’ailleurs, d’élocution brillante et facile, ces créoles avaient un certain goût pour le désordre, avec une probité et