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sol. On le vit bien dès la présidence de Rivera : la campagne se releva de sa dévastation, les estancias se multiplièrent, les troupeaux couvrirent les vallées, et, pour exploiter ces produits naturels (frutos del pais), les saladeros prirent un développement inattendu ; la population afflua de toutes parts, les étrangers apportèrent leur industrie, et leurs capitaux. Sous le général Oribe, successeur de Rivera, cet élan s’accéléra encore ; la Colonia sur le Rio de la Plata, et, aux bords de l’Uruguay ou de ses affluens, le Salto, Paysandù, le Durazno, Mercedes, prirent le caractère de villes et de bourgades ; Montevideo compta près de soixante mille habitans. L’État Oriental, qui jusqu’alors n’avait guère eu qu’une existence géographique, présenta enfin un corps de nation. L’accroissement fut si rapide, que le vertige saisit Montevideo et l’on n’y rêva rien moins que de supplanter Buenos-Ayres comme capitale de l’Amérique du Sud.

Une circonstance particulière transforma cette rivalité en une guerre qui, par son acharnement et sa durée, a fait de la malheureuse Bande Orientale un champ nouveau de destruction et de ruines. C’était le temps des troubles civils de Buenos-Ayres, de la guerre du parti fédéral, personnifié dans le général Rosas ; contre les unitaires, les infâimes unitaires ! Rosas fut impitoyable : les unitaires s’enfuirent en proférant contre lui le serment d’Annibal ; ils se répandirent par toute l’Amérique, ameutant les haines, dans l’État Oriental surtout, et se massèrent à Montevideo, qui devint leur centre d’opérations. Par leur nombre, par leur langue et leur origine communes, par une sorte de parenté, ils se confondirent avec les Orientaux et donnèrent à ceux-ci une apparence de nation adulte. Ces infâmes unitaires étaient pour la plupart des hommes de grande distinction dans les carrières libérales, avocats, docteurs en droit, médecins, professeurs ; quelques-uns s’étaient fait remarquer dans la guerre de l’indépendance ou avaient combattu contre les Brésiliens pour l’affranchissement de la république ; on eût fait vanité d’être l’ami de plusieurs d’entre eux. Il y avait certainement dans Vasquez l’étoffe d’un homme d’état, et Varela fut un publiciste de talent. Leurs femmes apportaient de Buenos-Ayres cette grace d’accueil qui donne à la société des porteñas un véritable charme. En présence de ces hommes, ses fondateurs, ses protecteurs, ses maîtres, que pouvait la pauvre population orientale, qui s’essayait à vivre, qui existait à peine comme nation ? Leur livrer ses destinées ! C’est ce qui arriva. Ils dominèrent dans les conseils et menèrent l’état. La fortune d’ailleurs leur vint en aide. L’émigration française, repoussée de Buenos-Ayres par la guerre civile, se fixait à Montevideo. Dans le nombre se trouvait une classe d’hommes encore toute frémissante de la commotion de juillet, impatiente du frein, ennemie de l’autorité, toujours prête à : courir aux armes au seul nom de tyrannie. Les proscrits