Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

compte aux autres que des actions qui touchent à leur liberté, irréprochable s’il la respecte, justement puni s’il y porte la moindre atteinte, par dol, et par ruse ou par violence.

La justice seule, même le plus sévèrement pratiquée, n’épuise pas tous nos devoirs envers nos semblables aux yeux de la conscience. Sans doute, nous devons respecter l’emploi que les autres hommes croient devoir faire de leurs facultés ; mais si l’emploi qu’ils en font, sans troubler notre liberté, nous paraît mal entendu dans leur intérêt même, nous est-il interdit, non de leur imposer, mais de leur offrir les conseils affectueux d’un de leurs frères ? Nous sommes frères en effet, si nos natures sont les mêmes et témoignent d’un même auteur, qui est notre père à tous. Si l’un de nos frères s’égare, ne devons-nous pas lui tendre la main ? S’il tombe dans l’infortune, ne sentons-nous pas le devoir et presque le besoin de l’aider selon nos moyens ? Nous nous éloignons du méchant endurci qui a résisté a tous nos avertissemens, mais ne nous portons-nous pas instinctivement au secours de l’honnête homme malheureux ? S’il exigeait de nous ce que nous sommes disposés à lui offrir ; par cela même nous le lui refuserions, pour maintenir notre liberté et nous défendre de la tyrannie ; mais, s’il n’exige rien, s’il ne demande qu’au nom de l’humanité, c’est un devoir évident pour nous de le secourir et de l’assister, encore une fois dans la mesure de nos moyens.

La charité nous apparaît donc comme un devoir encore par-delà la justice. Ces deux grands devoirs résument tous les autres, et ils diffèrent essentiellement. La justice est impérative et absolue ; il nous est commandé de l’accomplir tout entière : nous ne pouvons nous en délier sous aucun prétexte ; il n’y a pas de prétexte légitime de faire tort ou violence à qui que ce soit. Il faut rendre aux autres ce qui leur est dû et tout ce qui leur est dû, sans limite et sans réserve. La dette de la justice est toujours exigible ; elle ne peut jamais être refusée. Il n’en est pas ainsi de la charité : elle constitue aussi un devoir, mais un devoir qui dépend de nos moyens, et qui est soumis à l’appréciation consciencieuse de ce que nous pouvons, en tenant compte de ce que nous nous devons à nous-mêmes et à ceux qui nous sont des autres nous-mêmes. Ici tout est incertain, et nulle définition précise n’est possible, tandis que les devoirs de justice se définissent avec une rigueur parfaite. La justice a encore ce caractère éminent, qu’à côté des devoirs qu’elle nous prescrit, elle confère aux autres des droits correspondans qu’ils doivent soutenir, qu’ils peuvent même revendiquer par la force. Il n’en est point ainsi de la charité : elle ne fonde pas un droit correspondant dans celui qui en est l’objet ; c’est une vertu d’une nature exquise et délicate qui périt dans la moindre contrainte ; et, comme l’amour, tire tout son prix de la liberté.