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s’entendit pas, et la jeune république, heureuse et fière d’avoir échappé au joug du jésuitisme, continua de sacrifier aux couleuvres sur l’autel de la philosophie.

Cependant, si les couleuvres sont aujourd’hui plus en honneur que jamais à Port-au-Prince, on n’en pourrait pas dire autant de la philosophie. L’estampe qui représente le sacre de Napoléon a tourné la tête à Soulouque, et tant qu’il ne se verra pas sacré et couronné à l’instar de Napoléon[1], sinon par un pape, au moins par un archevêque, Soulouque sera le plus malheureux des empereurs. Un membre de la légation haïtienne de Paris est depuis trois ou quatre mois en instance à Rome pour obtenir la nomination de cet archevêque, au besoin même d’un simple évêque, et il est permis de croire que les difficultés qui s’étaient jusqu’ici opposées à tout arrangement ne se reproduiront pas du côté du gouvernement haïtien : Soulouque n’hésiterait certainement pas à fusiller tout défenseur des droits de l’état assez imprudent pour soulever des questions de nature à faire manquer son sacre. Il y a là pour sa majesté plus qu’une question de principe, il y a une question de toilette[2], car le manteau impérial semé d’abeilles d’or et ses splendides accessoires n’ont été achetés qu’à cette intention. Il ne dépendrait que du saint-siège d’utiliser cet ardent désir de Soulouque en faveur des innombrables suspects qu’il retient sans jugement, depuis bientôt trois années, dans les prisons et les cachots, et de poser l’amnistie comme condition première de l’érection d’un épiscopat.

Les raisons purement religieuses qui pourraient déterminer de son côté le saint-siège à envoyer un évêque en Haïti ne seraient pas moins

  1. J’ai dit à tort, sur la foi des journaux, que Soulouque s’était fait couronner le jour de Noël. La salle du trône n’était pas encore achevée à cette époque ; Soulouque s’est borné à distribuer le jour de Noël quinze cents croix à ses officiers.
  2. La toilette est bien certainement une des plus grandes préoccupations de Soulouque. On l’a vu parfois se montrer le même jour dans la ville sous trois ou quatre costumes différens, tous plus éblouissans les uns que les autres. Il a fait venir, par exemple en 1847, de Paris un certain habit vert qui ne coûtait pas moins de 30,000 francs, juste le budget actuel de l’instruction publique, et deux fois ce budget sous Boyer. Faustin Ier raffole encore d’un certain costume écarlate et or commandé pour Riché, et dont la coupe et la couleur n’ont jamais été adoptées que par les présidens haïtiens et les marchands de vulnéraire suisse. La première fois que Riché endossa ce costume, un flatteur, s’écria : « J’en ai vu un pareil au duc de Nemours. » Riché, resté nègre dans l’ame malgré ses énergiques et intelligens instincts de civilisation, devint là-dessus fort pensif et finit par, dire en se grattant l’oreille : Mais duc de Nemours, li pas premier chef ! (mais le duc de Nemours n’est pas le chef de l’état !) Cette découverte le dégoûta immédiatement du costume en question, qu’il se hâta d’aller quitter pour ne plus le reprendre. Soulouque l’a fait élargir des pieds à la tête, pour son usage, y compris les bottes, des bottes piquées en fil d’or. Il est juste d’ajouter que Soulouque, surtout à cheval, a fort bonne mine sous tout ce luxe fabuleux, qui fait certainement de lui l’empereur le plus cossu de notre époque.