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Tandis que les dames de Provence, juges dans les fameuses cours d’amour, rendaient leurs arrêts sur des question aussi subtiles que celle-ci : Utrum inter conjungates amer possit habere locum[1], la Chimène castillane, non point celle de Corneille ou même de Guillen de Castro, mais la Chimène des vieilles romances, se plaint que le Cid tue ses pigeons pour la braver, et la menace de lui couper sa robe, exactement comme la Princesse Palatine voulait le faire à je ne sais quelles aventurières allemandes qui avaient osé se montrer à la cours de Versailles :

Que me cortarà mis faldas
Por vergonzoso lugare.


Je cite le texte, espérant que les dames qui me liront ne le comprendront pas plus que la menace de la Princesse Palatine.

M. Fauriel, dans son Histoire de la poésie provençale, a remarqué qu’elle a cultivé tous les genres et que ses poèmes héroïques, beaucoup moins connus aujourd’hui, mais aussi célèbres autrefois que les chants amoureux des troubadours, ont été de bonne heure imités par les Castillans. Il en allègue des preuves irrécusables ; mais, ce fait établi, on peut demander pourquoi le goût espagnol n’a choisi qu’un seul genre dans la variété que lui offraient, les Provençaux. J’avoue que l’explication qu’en donne M. Fauriel ne me satisfait pas entièrement. Il attribue aux habitudes belliqueuses des Castillans, en lutte incessante contre les Maures, leur goût exclusif pour la poésie héroïque et guerrière M. Ticknor, qui ne reconnaît pas l’influence provençale, répète l’explication de M. Fauriel sans la commenter, et paraît croire qu’un peuple de soldats ne peut avoir qu’une poésie rude et sauvage. Sans doute, c’était une vie de hasards que celle des Ricos omes de Castille ; mais que faisaient dans le même temps les Catalans et les Aragonais, aussi raffinés que les Provençaux. ? Quel roi plus batailleur que Jacques-le-Conquérant ? Ce prince, qui accueillait les troubadours dans son royaume, qui était bon juge en matière de poésies galantes et qui, si la tradition ne ment pas, était poète lui-même, sut fort bien chasser les maures des Baléares et du royaume de Valence. En Provence, les chants n’avaient pas cessé au milieu de la sanglante invasion des croisés français. Après tout, la poésie tendre et mélancolique ne peut-elle fleurir que dans un temps de tranquillité ? Je doute que l’auteur de l’Odyssée ait composé ses chants divins au milieu des délices de la paix et, pour parler d’une époque mieux connue, où trouvera-t-on une poésie plus élevée et à certains égards plus raffinée que dans les

  1. L’arrêt négatif rendu par la comtesse de Champagne est de 1174.