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des brèches que la mort faisait à cette prison vivante : le cercle devenait simplement plus étroit. Il essaya l’autorité et la prière, la flatterie et la menace : les dragons furent inflexibles. Les plus compatissans se bornaient à dire : « Ne vous gênez pas, général, sabrez-nous si ça doit vous soulager ; mais vous nous tueriez tous que vous ne sortiriez pas davantage. D’autres nous remplaceraient. » On le lâcha cependant par pitié vers la fin de l’action, et il put même rattraper le temps perdu.

Revenons à Santo-Domingo et aux événemens de 1844. La coterie Jimenez n’avait eu qu’un rôle très modeste tant que le pays s’était trouve envahi par trois côtés à la fois. Le danger passe, elle s’éprit d’une passion nouvelle pour le pouvoir, et comme le mouvement unanime de l’opinion semblait pousser au pouvoir l’homme qui venait de donner à la nationalité dominicaine le baptême de la victoire, Jimenez et consorts s’efforcèrent de diviser cette opinion, représentant aux habitans des villes combien il serait humiliant pour eux de subir la prépondérance d’un hattier, d’un orejano (quelque chose comme grosse oreille), d’un inculte paysan. Voilà du moins ce qu’on leur disait tout bas. Le thème officiel de la coterie Jimenez s’adressait à des préoccupations plus avouables. Nous venons de faire, disait-elle, une révolution contre le despotisme militaire ; est-ce pour retomber immédiatement sous ce despotisme ?

Comme il arrive souvent en pareil cas, l’homme qui était l’objet de ces défiances songeait moins que tout autre à les justifier ; mais, si pressé qu’il fut de retourner à ses taureaux sauvages, à ses grandes savanes et à sa maisonnette de bois, Santana ne pouvait pas laisser le pays aux mains d’hommes qui, par leur étourderie, venaient de le livrer sans défense à une triple invasion, et qui, par leur égoïsme étroit, compromettaient l’unité politique avant même que l’unité nationale fût fondée. Il marcha donc sur Santo-Domingo. La coterie Jimenez voulut lui en interdire l’entrée, et fit même tourner contre lui les canons des forts. Santana n’y prit pas garde et entra dans la ville aux acclamations de la population entière. Après avoir délivré son ami Baez et fait prononcer la dissolution de la junte de gouvernement, il monta à l’autel de la patrie[1], et là exposa sans phrases qu’ayant délivré le pays de l’ennemi tant extérieur qu’intérieur, il avait acquis le droit d’aller soigner un peu ses propres affaires. Cela dit, Santana décrocha ses épaulettes ; mais deux mains vigoureuses saisirent aussitôt les siennes, et des acclamations furieuses, s’élançant des quatre coins de la place, lui décernèrent le titre de président. Une seule protestation vint

  1. L’autel de la patrie joue en Haïti le même rôle que la pierre de la constitution en Espagne et les arbres de la liberté en France. C’est un cube en maçonnerie, entouré d’un grillage et ombragé par le palmiste national. Quatre ou cinq fois par an, les autorités haïtiennes vont en grande pompe sacrifier la grammaire sur cet autel.