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d’Erzeroum nous dit quelques mots que tout le monde ne prendra peut-être pas en bonne part, mais qui, dans sa pensée, était un compliment à notre adresse : « Je ne connais, disait-il avec courtoisie, que deux peuples qui soient véritablement braves, les Français et les Tchirkess. Les autres peuples se battent bien, mais toujours mus par un sentiment réfléchi, l’obéissance, le devoir ou le fanatisme : les Français et les Tchirkess se battent par goût et pour le plaisir de se battre. »

Un soir que le pacha était venu sans façon s’inviter à dîner chez l’ambassadeur, il y fut reconnu par le tchiaouch-bachi, ou chef des serviteurs turcs de l’ambassade. Il avait sauvé la vie à cet homme il y avait vingt ans. Celui-ci s’appelait Fesy, avait été janissaire à Constantinople, et, mauvais sujet, comme ils l’étaient tous, il n’avait connu pendant long-temps d’autre loi que celle du sabre, d’autre argument que le poignard. À la suite d’une rixe dans laquelle il avait tué un homme, Fesy avait été condamné à perdre la tête. Hafiz-Pacha, grace aux fonctions qu’il remplissait alors, put intervenir en faveur du janissaire et le sauver. Cet épisode datait déjà de loin, et, si le coupable gracié se souvenait du bienfait, le bienfaiteur avait oublié sa clémence. Le pacha, retrouvant, après vingt années, l’ancien janissaire devenu grave à mesure que ses moustaches grisonnaient, demanda à Fesy comment, lui qui paraissait maintenant un homme si sage, il avait pu se laisser aller à des violences aussi fâcheuses. Le vieux tchiaouch répondit, avec le plus grand sang-froid et comme s’il se fût agi d’une simple peccadille : « J’étais jeune dans ce temps-là et janissaire ! »

Dans toutes les causeries auxquelles se laissait aller le pacha d’Erzeroum, il régnait une animation excessive. Chez lui, cette animation était parfois, mais bien faiblement, modérée par les habitudes de nonchalance particulières aux Turcs. Ses manières étaient prévenantes et aimables ; il paraissait rechercher beaucoup le commerce des Européens et s’intéresser sérieusement à leurs découvertes. Il tenait à s’en instruire pour en faire profiter son pays, et affectait de rejeter bien loin le mépris stupide qu’ont en général les mahométans pour la civilisation occidentale. Il y avait cependant un point sur lequel nous ne pouvions passer condamnation en sa faveur : Hafiz-Pacha avait pour médecin un Piémontais qui avait été cuisinier à bord d’un navire marchand. Le pacha ne l’ignorait pas. À la vérité, il n’avait pas une foi aveugle dans la science du Piémontais, mais il disait : « Que voulez-vous ? faute de mieux, je le garde. Allah kerim ! » ce qui voulait dire : Dieu est grand ! Dieu me sauvera !

Hafiz-Pacha était un spirituel causeur, et se laissait aller parfois aux jeux de mots. L’un de nous lui avait offert une boîte de cigares, parce qu’il avait fait la remarque que c’était une manière de fumer plus commode à cheval que le tchibouk turc. Le pacha prit tout de