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le moyen d’avoir un enfant d’une femme stérile ; il saignait celui qui invoquait le secours de la médecine pour obtenir, par quelque philtre, l’affection d’une jeune fille. Sur la route, il saignait dans tous les villages ; il saignait au bord de toutes les sources. Son frère, grand admirateur de son talent, aurait voulu qu’il n’en fût pas si prodigue : il engageait Gaméo à ne saigner personne sans exiger une rétribution, si petite qu’elle fût ; mais le généreux Maltais dédaignait ces conseils mesquins. Tout entier à son art, animé d’un noble mépris pour les soins matériels et vulgaires de ce monde, il continuait à faire l’usage le plus libéral de sa lancette en disant à son frère : » Ancora voglio lasciare il mio nome qui ! Cependant, lui et sa famille étaient réduits, la plupart du temps, à la plus affreuse détresse. On conçoit, d’ailleurs, que l’infatigable opérateur, arrêté en chemin par les patiens qui réclamaient le secours de sa science, retardât souvent la marche de la caravane. Il faisait le désespoir du commandant Mohammed, qui, à chaque halte, l’apostrophait avec exaspération : « Gaméo, s’écriait-il, est-ce lui enfin, Gaméo ! Que d’ennui et de tourment il nous donne ! Gaméo un docteur ! lui ! Il n’est pas même bon pour donner une médecine à un chien. Gaméo ! infernal Gaméo ! éternel bavard ! que le diable, son père, l’emporte au plus vite ! »

Avec Mohammed et Gaméo, le nègre Saïd, domestique de M. Richardson, complétait le trio le plus singulier qu’il fût possible de rencontrer. Ce noir était un esclave fugitif, il avait déserté l’atelier d’un tisserand, et M. Richardson, en vrai méthodiste philanthrope, faisant bon marché des lois étrangères, du moment qu’il les jugeait mauvaises, s’était empressé de soustraire cet esclave aux recherches de son maître ; il l’avait emmené à sa suite. Un esclave noir, dans les pays où l’esclavage existe, représente un capital, et les philanthropes croient faire acte de moralité en dérobant ce capital aux propriétaires : soit. Le fait est qu’on a organisé cette soustraction en grand, notamment sur les frontières du nord des États-Unis. Le congrès a été obligé récemment de voter une loi pour y mettre un terme. — Le pauvre noir fugitif Saïd était gourmand, paresseux, menteur, imprévoyant, luxurieux et d’une vanité sans pareille ; il ne rendit jamais aucun service à son maître, mais en revanche il lui coûta fort cher et lui suscita mille désagrémens. Saïd était en discussion perpétuelle avec Mohammed ; ils ne s’entendaient point notamment sur la politique. Mohammed était partisan de l’esclavage, tandis que Saïd professait les opinions abolitionistes les plus avancées. Au fond, il considérait les gens de sa race comme ayant le droit incontestable de prendre toutes leurs aises, de faire toutes leurs volontés, et en outre d’être nourris, vêtus et payés à ne rien faire. Mohammed, au contraire, était intimement convaincu que les Africains sont au monde pour être battus et affamés, porter des fardeaux, supporter le froid, le chaud et la fatigue au profit d’un certain nombre de leurs semblables, tout cela gratuitement. Il cherchait à prouver son raisonnement par le fait il s’était emparé d’un chameau qui, d’après les termes d’un marché conclu avec M. Richardson, devait servir de monture à Saïd, et il l’avait destiné à son propre usage. Quand le voyageur anglais lui reprocha ce manque de foi, il crut donner une excuse excellente en disant qu’il avait fait présent à Saïd « d’une paire de souliers ! » D’après le même principe, il s’appropriait l’eau destinée à l’Africain. M. Richardson avait les oreilles constamment fatiguées des plaintes de son domestique :