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en poussant devant eux les porcs qui arrivaient de la glandée. Debout à la porte du cabaret qui sert d’hôtellerie aux rares voyageurs qu’amène le hasard, je contemplais d’un œil curieux l’étrange bourgade. Ses habitans avaient je ne sais quoi de rude et d’effarouché ; ils accouraient pourvoir les étrangers et s’enfuyaient dès qu’ils avaient rencontré leurs regards. Leurs chaumières croulantes, leurs habits en lambeaux, leur chevelure hérissée, l’expression un peu dure des physionomies, tout annonçait une pauvreté sauvage, mais rien ne révélait l’ambition du désir. La forêt leur fournit le bois qui les chauffe, l’herbe qui nourrit leurs troupeaux, l’écorce de houx dont ils fabriquent la glu qu’on vient leur acheter de loin ; le reste leur manque, et ils n’y songent pas. Par instans, il me semblait voir un de ces campemens fixes de Bohêmes arrêtés dans les grandes clairières de la Valachie et vivant, comme les oiseaux, de ce que leur donnent les bois. Cependant, quelle que fût l’indigence de tout ce qui m’entourait, l’heure et le mouvement donnaient au tableau un certain charme agreste. Au milieu de cette fange et de ces haillons, les éclats de rire se répondaient d’une fenêtre à l’autre, quelques chants de jeunes filles s’élevaient çà et là ; les vieillards souriaient sur les seuils aux derniers rayons du soleil, et la fumée qui montait des toits de chaume annonçait le repas du soir. À travers cette sauvagerie misérable, on sentait que les paisibles joies de la famille n’étaient point absentes.

Je fus réveillé dès le point du jour par le son prolongé du buccin d’Amérique. Avec un soleil moins voilé de brumes, j’aurais pu me croire au pied de quelque morne des Antilles. J’ouvris ma fenêtre et j’aperçus le vacher du Gavre, qui réunissait les bestiaux du village. On les voyait arriver à l’appel du lambis, dont les intonations monotones étaient égayées par le bruit des sonnettes et des grelots. Tous se dirigeaient vers la forêt, où le droit de pacage, autrefois concédé aux habitans par les vieilles chartes, leur a été conservé. Quelques hommes les suivaient portant sur l’épaule l’étrèpe, faux recourbée, avec laquelle ils coupent dans le bois les litières de leurs étables.

J’avais hâte de prendre le même chemin, et je descendis au rez-de-chaussée. J’y trouvai Moser, qui, en attendant les gardes auxquels il avait fait savoir son arrivée, déjeunait debout avec un verre de vin et un morceau de pain bis. Je commençais à partager son frugal repas, quand nous vîmes entrer un paysan qui, à notre aspect, s’arrêta sur le seuil, parut hésiter et finit par s’avancer vers la cabaretière, à laquelle il présenta une petite gourde de cuir sans prononcer un seul mot ; elle la prit également en silence et se prépara à la remplir d’eau-de-vie. Le paysan attendit, adossé à la table qui servait de comptoir et les deux mains appuyées sur son bâton de houx. Il était grand, maigre, un peu voûté, mais d’une apparence robuste. Vêtu d’une veste de drap vert