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la mousse qui veloutait par taches le mur auquel elle s’appuyait. L’arrivée du maître de la Magdeleine coupa heureusement court à l’entretien ; l’orpheline en profita pour s’échapper, et, après avoir remercié assez brièvement Michelle, qui continua sa route, j’entrai au logis avec le fermier.

J’étais curieux de connaître les détails d’une exploitation agricole placée dans des circonstances aussi particulières. Le père Louroux m’expliqua et me fit visiter tout ce qui méritait d’être connu. Ces terres enclavées dans la forêt étaient entourées d’innombrables ennemis contre lesquels il fallait sans cesse les défendre. À chaque instant, mon guide me dénonçait quelque fausse trappe creusée sous le gazon pour les loups, et toute semblable à celle où tomba Daphnis quand Chloé vint l’en retirer en « l’aidant du cordon qui nouait ses cheveux. » Ainsi ramené au souvenir des pastorales de Longus, j’avais précédé le père Louroux de quelques pas, et j’allais franchir une brèche ouverte sur un champ de blé, quand le fermier accourut avec un cri d’épouvante et me montra une faux cachée sous les ramées, à l’intention des sangliers, très nombreux au Gavre, et qui, en se précipitant par l’ouverture, devaient rencontrer la faux et s’ouvrir les entrailles. Ces sortes de piéges, les plus redoutables de tous, étaient aussi les plus multipliés. Cependant ils ne suffisaient point pour garantir les moissons contre la voracité des grogneurs. Le père Louroux m’apprit qu’à l’époque où les fromens jaunissaient, tous les gens de la ferme devaient se disperser dans les champs, monter sur des chariots comme les barbares de la Crimée, et, le fusil à la main, attendre au haut de ces citadelles roulantes l’arrivée des sangliers. Quant aux loups, ils n’étaient redoutables qu’en hiver ; mais alors ils se rassemblaient par troupes et venaient assiéger les étables. Deux ans auparavant, ils avaient failli dévorer la Louison, qui était perdue sans Antoine.

— Et il paraît, dis-je, que depuis tous deux sont restés amis ? — Le braconnier et la jeune fille causaient intimement au coin de la clairière que nous allions traverser.

— Ah ! ah ! Bon-Affût est par ici ! reprit le fermier, dont la figure s’éclaira ; gage qu’il apporte quelque chose à la petite ! On ne sait pas ce que c’est que l’attachement de ces endurcis-là, monsieur ; ils sont pires que le fer, car la rouille du temps n’y peut rien. Depuis le jour où Antoine a ramassé la pauvre créature parmi les feuilles mortes, il l’a aimée autant à lui seul qu’un père et une mère, et, si elle lui demandait son œil droit, au lieu de refuser, il lui donnerait encore le gauche pour appoint.

L’attitude et l’expression du braconnier ne démentaient point les paroles de Louroux. Antoine était assis aux pieds de la Louison, accoudé sur ses genoux, où il mangeait un morceau de pain noir, la tête levée vers