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davantage, et je m’engageai seul dans la longue avenue. L’épaisseur du feuillage interceptait les dernières clartés du jour, de sorte qu’il y régnait déjà une demi-obscurité ; mais, par intervalles, la brise qui s’élève le soir entrouvrait la voûte de verdure, et alors un rayon du soleil couchant plongeait tout à coup dans cette ombre, s’y brisait et faisait pleuvoir mille jets lumineux. Lorsque je me retournais, j’apercevais l’immense allée qui se déroulait derrière moi comme un souterrain au fond duquel apparaissait le ciel bleuâtre du levant, déjà diamanté de pâles étoiles. Le premier hameau de boisiers que je rencontrai n’était composé que de quelques huttes ; je le traversai sans m’y arrêter, gagnant le milieu de la coupe, où se trouvait le principal campement. Je voyais se dessiner çà et là, sous les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui formaient dans l’immense clairière comme un réseau de villages forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties en branchages dont on avait garni les interstices avec du gazon ou de la mousse, et recouvertes d’une toiture de copeaux. Lorsque je passais devant ces portes fermées par une simple claie à hauteur d’appui, les chiens-loups accroupis près de l’âtre se levaient, en aboyant, des enfans demi-nus accouraient sur le seuil, et me regardaient avec une curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails de l’intérieur de ces cabanes, éclairées par les feux de bruyères sur lesquels on préparait le repas du soir. Une large cheminée en clayonnage occupait le côté opposé à la porte d’entrée ; des lits clos par un battant à coulisses étaient rangés autour de la hutte avec quelques autres meubles indispensables, tandis que vers le centre se dressaient les établis de travail auxquels hommes et femmes étaient également occupés.

J’appris plus tard que ces baraques dispersées dans plusieurs coupes étaient habitées par près de quatre cents boisiers qui ne quittaient jamais la forêt. Pour eux, le monde ne s’étendait point au-delà de ces ombrages par lesquels ils étaient abrités et nourris. Cependant dans le cercle étroit de ces obscures destinées se retrouvait tout ce qui agite ailleurs la foule haletante : espérances déçues ou remplies, amours accueillis ou repoussés, joies ou deuils de la famille, et par-dessus tout l’éternelle épée suspendue au banquet du genre humain, la misère. Pour le moment, celle-ci était heureusement absente ; mais on se rappelait ses visites, et les femmes me les racontèrent. À plusieurs reprises, l’exploitation du bois avait été suspendue, le prix du blé s’était élevé, et les boisiers sans ressources avaient dû vivre, comme les bêtes fauves, de ce qu’ils trouvaient dans la forêt. Chassés par la faim, ils avaient cherché secours dans les villages voisins ; mais la pauvreté avait fermé les portes, l’amitié seule eût pu les rouvrir, et, pour le laboureur qui vit hors du couvert, le boisier est un étranger. Aucune alliance