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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/998

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Oh ! la vieille sorcière ! la vieille sorcière ! Que faisait-elle là, sur le bord de la route ?…

Comme il se lamentait ainsi, un grand mouvement se fit remarquer dans le bazar. Des habitans de la campagne, hommes, femmes et enfans, des marchands de fruits et des blanchisseurs, parlaient tous à la fois : les Asiatiques sont en général peu causeurs ; mais, quand ils sortent de leur long silence, ils deviennent tout à coup bruyans et criards. Dans cette foule subitement accourue et dont l’animation allait croissant, on entendait les plus hardis appeler distinctement le patel (chef du village). Celui-ci parut enfin : c’était un Hindou de haute taille, au teint moins foncé que ses administrés, un banyan de la caste assez respectée des Vaïcyas. Le front ceint d’un turban de mousseline blanche, le corps enveloppé de la longue tunique de coton, il affronta la multitude sans s’émouvoir, et la multitude se tut.

— Eh bien ! mes enfans, dit le chef du village, de quoi vous plaignez-vous ?

— Des Kouravars, répondirent en chœur les mécontens ; ils nous ont volé des poules, des fruits, du riz, des nattes, etc. La nomenclature des larcins se composait d’autant d’objets divers qu’il y avait de métiers et de professions représentés dans ces groupes tumultueux.

— Mes amis, il fallait vous tenir sur vos gardes ; vous savez bien que la corneille et le Kouravar prennent le bien d’autrui partout où ils le trouvent : que voulez-vous que j’y fasse ?

Ces paroles semblèrent avoir calmé un instant la tempête ; cependant l’orage grondait sourdement encore, et la foule s’agitait comme un homme qui hésite à dire quelque chose dont la hardiesse l’effraie. Parmi ceux qui criaient le plus haut, il y en avait plus de la moitié qui n’avaient pas été volés d’un grain de riz. Le cipaye, animé par le mécontentement général auquel il s’associait de toute la violence de son chagrin, s’avança résolûment vers le chef du village. — Ces pauvres gens-là n’osent pas parler clairement, dit-il en tenant la tête haute ; ce sont des laboureurs, des petits marchands qui ont peur de s’attirer des vexations de la part de ceux qui les gouvernent. Eh bien ! je dirai en leur nom qu’il y a par la côte de Coromandel des chefs de village qui s’entendent avec les Kouravars et partagent avec eux le fruit de leurs rapines. Si la Bahadour company[1] le savait !… Mais ce n’est pas à moi de le lui apprendre ; je n’ai rien à démêler avec elle, attendu que, moi, Pérumal, fils de Seshnag le forgeron, je suis cipaye de sa hautesse le roi de France.

Une bruyante acclamation accueillit ces paroles, qui exprimaient la pensée de chacun. Tandis que l’alcade indien manifestait son indigna-

  1. L’honorable compagnie des Indes.