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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/110

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ans de règne, aussi peu avancé que le premier jour dans la confiance publique, de n’avoir en perspective d’autres ressources que l’augmentation des impôts ou des mesures révolutionnaires. Arrivé au but de ses efforts, M. Fazy semblait devoir jouir en paix de son triomphe, régner sans peine sur la république soumise, et voici que le contraire a lieu : récemment de nouvelles difficultés ont surgi pour le dictateur genevois. Des conflits avec le pouvoir judiciaire, des embarras suscités par l’esprit absolu du dictateur, viennent ébranler sa puissance, tandis que ses adversaires, auxquels appartient encore la majorité intelligente, l’élite morale du pays, assistent comme spectateurs aux dissensions intestines du parti radical.

C’est que M. James Fazy, quoique bien supérieur à tout le reste de son parti, ne possède point les qualités d’un homme d’état. Il est essentiellement agitateur, il ne peut vivre dans le repos ; le gouvernement paisible et régulier est antipathique à sa nature remuante, son ambition rêvait autre chose. Il s’est jeté dans la lice avec la pensée de travailler au succès de la démocratie européenne. Les événemens ont trompé son espoir, mais il défend sa position avec une opiniâtreté tenace qui compte toujours sur l’imprévu. Genève n’était pour lui qu’un échelon, et il n’a pu réussir à s’élever plus haut, même dans la réorganisation fédérale, où, moins heureux que M. Druey, il s’est vu repoussé par une défiance invincible. Réduit à l’étroite sphère d’une administration cantonale, il s’y trouve mal à l’aise, d’autant plus que les vieilles habitudes républicaines du pays le gênent et le heurtent à chaque pas. Sa politique d’expédiens, qui végète au jour le jour, n’y peut fonder un système durable. Ses théories financières, dont il avait fait l’épreuve aux dépens de son patrimoine privé, l’ont conduit, dans sa carrière publique, en face d’un déficit énorme que les ressources ordinaires de l’état sont impuissantes à combler. Sentant que l’avenir lui échappe et voulant tirer tout le parti possible du présent, il n’hésite pas à se mettre en contradiction flagrante avec son passé par des mesures qui dévoilent le vrai caractère du radicalisme, et qui font en quelque sorte toucher au doigt les conséquences extrêmes auxquelles il est entraîné fatalement. Lui, le défenseur si zélé du libre échange et des principes d’économie politique, il n’a presque pas dit un mot, pas fait une démarche pour s’opposer à l’établissement des douanes fédérales qui ont porté un coup funeste à la prospérité de Genève ; lui, jadis partisan si zélé de la séparation des pouvoirs, il force le procureur-général à donner sa démission pour avoir voulu maintenir intacte l’indépendance de la justice ; lui, journaliste qui a vécu d’opposition, qui doit tout ce qu’il est à l’usage, à l’abus même de la liberté de la presse, ne pouvant supporter qu’elle se retourne maintenant contre son pouvoir, il n’a pas craint de proposer contre cette liberté une loi qui, par l’élasticité de ses termes ainsi que par les odieux moyens d’exécution qu’elle implique, laisse bien loin derrière elle les fameuses ordonnances de Charles X[1].

  1. Ce projet, devant lequel son grand conseil a reculé, mérite d’être conservé comme l’un des monumens les plus instructifs du faux libéralisme de notre époque. On en jugera par le premier article : « Article 1er. — Les auteurs soit d’écrits publiés, soit de correspondances adressées à des autorités étrangères ou destinées à leur être communiquées, contenant contre la politique du canton de Genève, ses conseils ou les membres de ces conseils, de fausses imputations qui pourraient exposer le canton à des réclamations ou à des plaintes soit de la confédération, soit de l’étranger, seront punis d’un emprisonnement de trois mois à un an. — Si ces imputations ont été l’occasion, la cause ou le prétexte de menaces de la part d’un gouvernement étranger, elles seront punies d’un emprisonnement d’un an à cinq ans. — Si elles ont exposé le canton de Genève à des hostilités, elles seront punies d’une réclusion de cinq à dix ans. » On peut se faire une idée de la manière dont aurait été appliquée cette loi d’après la phrase suivante extraite d’une lettre adressée par le conseil d’état au procureur-général, en date du 9 novembre 1849, pour le requérir d’avoir à diriger des poursuites contre le Journal de Genève « Une longue série d’articles appuie l’interprétation que nous donnons des intention que nous prêtons à ceux qui les ont écrits et mis en circulation. » Et cette interprétation donnée en si mauvais français, c’était un prétendu complot contre la sûreté de l’état entraînant la peine de mort !