Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/1142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aux prises avec des créanciers qui ne valent pas mieux que lui, et qui spéculent sur ses vices comme il spécule sur leur crédulité, il déploie, pour les combattre et les museler, pour les dompter, pour les endormir, une richesse d’invention, une variété de ressources qui excitent tour à tour notre admiration et notre hilarité. Depuis Figaro, d’heureuse mémoire, je n’ai pas vu au théâtre un personnage doué d’une telle souplesse, aussi habile à déjouer les ruses de ses adversaires, aussi prompt à la réplique, aussi rapide dans ses décisions aussi adroit à démêler les desseins qu’il n’a pas prévus. Pour créer un tel personnage, il faut avoir vécu dans le monde des usuriers, des escompteurs : c’est un enfer que, pour son malheur, M. de Balzac connaissait à merveille. Aussi les usuriers, les escompteurs lui rendent pleine justice ; ils admirent la sagacité avec laquelle il a saisi et retracé leurs habitudes et leur langage. J’avais derrière moi, à la représentation de Mercadet, deux hommes du métier, et leur conversation n’a pas été pour moi sans profit. Ces deux auditeurs n’avaient jamais médité sur les devoirs et la mission de la comédie ; ils ignoraient sans doute la poétique d’Aristote et la poétique d’Horace, mais ils savaient à fond le monde des affaires. Ils connaissaient les bonnes et les mauvaises valeurs, les hommes sans surface et les homme bons, comme on dit en style de bourse. À mesure que Mercadet exposait ses principes, son système, ils exprimaient naïvement leur surprise. Ils ne songeaient pas à contester la vérité des faits, seulement ils s’irritaient de cette révélation comme d’une trahison. Pour mieux entendre, je faisais semblant de ne pas écouter, et je n’ai pas perdu une seule de leurs paroles. Si j’en crois ces deux faiseurs émérites, car leur langage établissait clairement l’origine de leur fortune, Mercadet n’est pas un personnage imaginaire. Ce qu’il explique, ce qu’il réduit en maximes lorsqu’il est seul d’autres se chargent de le pratiquer sans se donner la peine de le rédiger en code. Qu’ils réussissent, le monde les applaudit qu’ils échouent, l’opinion les flétrit sans pitié ; et ce n’est pas ici mon avis, que j’exprime, c’est l’avis de mes deux professeurs, car, Mercadet les avait fascinés, et leur langue, une fois mise en belle humeur, ne s’arrêtait plus. Il parait donc que le personnage créé par M. de Balzac n’est qu’une fidèle image de la réalité. C’est le type de l’homme habile. Les deux auditeurs si compétens ne trouvaient en lui qu’un excès d’audace : ils faisaient bon marché de ses principes et ne discutaient que l’application ; ils admiraient en lui un beau joueur et ne lui reprochaient que de risquer trop légèrement la martingale. Cependant, chaque fois qu’une dupe nouvelle était prise au piége, ils revenaient à l’indulgence, et je serais tente de croire que Mercadet excitait leur envie. Les coups qu’ils avaient d’abord jugés trop hardis n’étaient plus à leurs yeux que des coups de maître. Seulement, pour apaiser leur conscience, ils s’obstinaient à dire que l’auteur avait trop généralisé ; mais pour tout homme éclairé cela veut dire : N’est pas Mercadet qui veut. Pour atteindre à une telle habileté, il faut avoir blanchi dans les affaires. Les deux faiseurs déguisaient leur triomphe sous le voile de la modestie.

Le personnage de Mercadet est, d’un bout à l’autre, parfaitement dessiné. Malheureusement ce personnage absorbe tous les autres, ou plutôt c’est le seul personnage vraiment digne de ce nom ; car les acteurs qui se trouvent en scène avec lui ne sont là que pour lui donner la réplique. Cependant M. de Balzac a trouvé