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— Je devine, reprit Cristino ; vous avez fait une quemada[1].

— Oui, vraiment, et une belle, je vous jure. J’ai mis le feu aux quatre coins du taillis autour de l’étang de la Cruz. Ce qui m’a décidé à user de ce moyen, c’est que Villa-Señor, après avoir fait boire son cheval, est sorti de l’étang, a mis pied à terre et s’est étendu pour dormir sous un palmier. Je lui ai préparé un beau réveil. Tenez, ne sentez-vous pas déjà la fumée que le vent porte de ce côté ?

— A la bonne heure ! répondit Cristino ; je reconnais mon vieux camarade. Eh bien ! capitaine Ruperto, que dites-vous de l’expédient ? Nous voilà délivrés de Villa-Señor ; nous n’avons plus à songer qu’à Saturnin, et celui-ci ne nous échappera pas. En route donc, et vers le Palmar !

Quelques instans après, nous avions laissé bien loin derrière nous la cabane du chasseur de cerfs si expert en quemadas. Nous atteignîmes bientôt un endroit où la route se rétrécissait tellement que nous fûmes obligés de nous mettre à la file l’un de l’autre, et encore le passage était-il si étroit que ce n’était qu’au pas qu’un cheval y pouvait avancer. Le gaucho marchait en tête, don Ruperto le suivait immédiatement, et je venais ensuite à quelque distance de mes deux compagnons de route. Enfin, après quelques minutes de cette marche incommode, nous parvînmes à une espèce de carrefour où divers sentiers venaient aboutir. Le gaucho en prit un, afin d’étudier quelques traces qu’il venait de remarquer, et, après nous avoir priés de l’attendre un instant, il ne tarda pas à disparaître. Resté seul avec don Ruperto, je profitai de l’occasion pour m’ouvrir à lui. — Savez-vous, lui dis-je, mon cher capitaine, que le rôle qu’on nous fait jouer est pour le moins singulier ! Je ne sais comment vous qualifiez l’action à laquelle nous prêtons les mains en cette circonstance ?

— Hum ! il y a vingt-cinq ans, j’aurais appelé cela une embuscade ; aujourd’hui…

— Je l’appelle un guet-apens, interrompis-je. Il est évident que le gaucho espère surprendre ce pauvre jeune homme, comme Berrendo surprend les bêtes fauves de la forêt. Moi, je déclare ne pas vouloir être le complice d’un assassinat ; je dirai plus, je veux l’empêcher, et je compte sur vous pour m’aider.

— Vous n’avez peut-être pas tort, mais l’honneur a parfois des exigences cruelles. Le gaucho est un de mes vieux compagnons d’armes je ne pourrais l’abandonner en ce moment sans passer pour un lâche.

Je convins avec le capitaine qu’à son point de vue il avait raison ; mais je n’avais pas les mêmes motifs que lui pour me résigner à un

  1. Quemada : ce mot signifie une brûlée, un de ces incendies que les chasseurs mexicains ne craignent pas d’allumer quand ils n’ont pas d’autres moyens de saisir leur proie.