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lui causaient ce premier étonnement par lequel passe toute troupe de récente venue. Le commandant Camas montra lui-même au capitaine Dufour les points qu’il fallait occuper, les sentiers à suivre pour la retraite, et ne s’éloigna qu’en laissant tout en bon ordre. L’ennemi, depuis quelques instans, ne se montrait plus de ce côté : le silence régnait dans le bois. Avec l’inexpérience d’une troupe ignorante de la guerre, les soldats du 10e se croient en sûreté : les uns, cédant à la fatigue, se couchent et se reposent, les autres regardent le combat livré par l’arrière-garde. Aucun ne veille. Les Kabyles, durant ce temps, se glissent, rampent le long des buissons, et plus de quatre cents se précipitent tout à coup en poussant leurs rugissemens de combat. Surpris, les soldats se réunissent pêle-mêle autour de leurs officiers : — Allons, mes enfans, à la baïonnette ! crie le capitaine Dufour. Tout ce qui porte galons ou épée écoute sa voix. Le devoir les anime ; ils se jettent en avant, et les cinq officiers, les sous-officiers, trente-cinq grenadiers tombent frappés à la face. Autour de ces hommes, d’autres plus faibles parlent, crient, tentent la résistance, puis laissent échapper leurs armes. Le vertige les saisit ; ils veulent la vie, même au prix de la honte ; les Kabyles sont leur seul effroi, tout autre danger disparaît : ils s’élancent du haut des roches et arrivent, meurtris de leur chute, les chairs ensanglantées, dans les rangs du convoi. Sur la hauteur, pendant ce temps, une mort héroïque expiait la faute que l’inexpérience de la guerre avait fait commettre. Maîtres de leur position, les Kabyles envoient leurs balles dans le convoi, quelques-uns même tentent de le couper : le désordre s’y met, les bêtes de somme prennent le trot ; il y a un instant de confusion. Le général Saint-Arnaud se trouvait près de là ; il accourt, tout est bientôt réparé ; deux compagnies du 9e sont lancées sur les rochers ; le capitaine La Gournerie les entraîne : une balle le tue raide en tête de sa troupe, qui le venge dans le sang kabyle.

Ce succès avait ranimé l’audace de l’ennemi : la lutte continua vive ci ardente. À la halte, les grand’gardes avaient veillé l’arme au pied, pendant que leurs camarades plus heureux mangeaient le café-soupe. Eux-mêmes à leur tour furent relevés, et vinrent réparer leurs forces près du ruisseau où l’on s’était arrêté sous l’ombrage touffu des grands arbres qui faisaient de cette pelouse un lieu de délices et de repos. On avait étendu les blessés sur l’herbe, les chirurgiens replaçaient les appareils mis à la hâte pendant le combat, et un peu plus loin la musique des régimens jouait, avec la même précision qu’à l’Opéra-Comique, les barcarolles d’Haïdée. À voir les soldats attentifs se presser en vrais badauds des Champs-Élysées, qui aurait cru vraiment que ces flâneurs-là sortaient, selon l’expression arabe, du coup de fusil, pour y rentrer l’instant d’après ? La vie militaire est ainsi pleine de contrastes bizarres, et c’est là le charme qui enchaîne : l’imprévu