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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/228

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à piquer de fil rouge des selles informes, en veau retourné, et à surcharger de cuivres des harnais de gala bons pour des cardinaux. Il serait aisé de poursuivre cette nomenclature. Partout où le luxe se montre, cette manie déplorable, qu’il suffit de signaler, se produit aussitôt.

Est-ce à dire que tout soit laid dans l’exposition anglaise ? Non sans doute ; il y a des kilomètres entiers au contraire de choses excellentes et superbes. Tout ce qui est fait à l’intention du peuple, tout ce qui est de l’usage journalier, de la vie ordinaire, est parfait. Ces châles sont souples, chauds et ne coûtent rien, ces tartans d’Écosse ont une belle couleur, ces cheminées de fonte tirent à merveille, ces télescopes sont parfaits, et le prix de ces cotonnades est d’une inconcevable modicité ; mais tout ce qui n’est pas nécessaire est d’une beauté plus que médiocre ou d’une valeur absurde. Chose étrange, l’Angleterre, ce pays de l’aristocratie, ne travaille bien que pour le peuple, et la France, cette nation démocratique, ne produit avec avantage que pour l’aristocratie ! A Paris, un certain luxe est permis à tout le monde ; à Londres, à moins d’être un nabab, il faut se refuser rigoureusement tout ce qui dépasse la limite de l’absolue nécessité, car, ici comme ailleurs, ce que l’on voit dans l’exposition se retrouve dans le pays. Si vous consentez à vivre à Londres comme un ouvrier ou un commis de boutique, vous y serez bien nourri, bien vêtu, bien logé, et à fort bon compte ; mais ne vous avisez pas de songer au plaisir. On n’existe pas là pour s’amuser ; une stalle au théâtre avec une voiture pour vous y conduire vous coûtera juste autant qu’un voyage de Paris à Marseille. Le superflu est inconnu du vulgaire, et la distinction que j’ai établie entre les goûts de l’Orient et de l’Occident peut s’appliquer aussi bien à la France et à l’Angleterre. Ce peuple n’a pas besoin de nos plaisirs ; nos délicates jouissances, il n’est pas formé à les comprendre. Traversez la Cité, le Strand ou Picadilly, voyez cette foule qui se hâte, qui marche, qui se croise ; on dirait une fourmilière : pas un homme qui s’arrête, ou qui regarde à côté de lui ; chacun a son idée, ou entrevoit une affaire qui l’attend au bout de sa route. Le jour, pas un instant ne saurait être donné à la flânerie ; le soir, après tant de fatigues, suffit à peine aux soins de la famille ; le dimanche est à Dieu. À quelle heure, par quelle voie, les sensations qui nous agitent pénétreraient-elles dans des existences ainsi organisées ? Les travaux de l’esprit, enfantés dans le recueillement et le loisir, veulent, pour être goûtés, du loisir et du recueillement. Entre l’auteur qui parle et le public qui écoute, il faut nécessairement une certaine parité de situation, un certain équilibre intellectuel. Si l’artiste qu’inspire un rayon de soleil, un parfum qui s’exhale, un oiseau qui vole, jette son œuvre à une foule qui n’a jamais pénétré dans le monde où sa pensée réside,