Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ils sont, si l’on veut, les sentimens d’un âge moral qui ne vient qu’après celui où Byron s’est arrêté.

Que cette poésie soit entièrement la création de ces dernières années, ce n’est pas tout-à-fait ce que je veux dire. Elle procède assurément de Coleridge, de Wordsworth, de Shelley lui-même, et, à tout prendre, la période de 1780 à 1825 n’a pas été éclipsée. Cela toutefois n’empêche pas MM. Tennyson, Browning et Bailey d’avoir leur originalité. Leur tempérament intellectuel a pu leur arriver en partie par héritage ; ils n’ont pas moins leur ame en propre, et c’est d’elle qu’ils s’inspirent au lieu d’imiter les productions de qui que ce soit. D’ailleurs, à les considérer même comme des continuateurs des lakistes, ils mériteraient encore d’attirer l’attention, car le genre d’inspiration qui leur a valu leur réputation est actuellement celui qui règne et qu’on peut nommer la poésie de l’Angleterre, tandis qu’avant eux il était seulement la poésie de quelques novateurs. De la sorte ils indiquent toujours qu’un changement a eu lieu, et que la, victoire est restée à des tendances que la gloire de Byron avait pour nous étrangement jetées dans l’ombre.

Certes c’était un beau talent que celui de l’écrivain qui a créé ChildeHarold, Manfred et Don Juan, et on ne s’est pas éloigné de lui sous tous les rapports. Quoique nous l’ayons grandi outre mesure en résumant en lui tout le génie de son époque, il en avait assurément sa large part. Entre autres qualités de bon aloi, il en possédait une qui est bien l’essence et la principale conquête de la poésie moderne de l’Angleterre. Cette qualité, c’est une puissance de sentiment et un sérieux qui ne s’étaient guère montrés au monde depuis la renaissance. Au XVIe siècle, les cicéroniens, on le sait, réduisaient toute excellence à n’employer que des locutions tirées de Cicéron. Pour eux, et en général pour leur temps, l’art littéraire était avant tout un exercice de rhétorique. Deux siècles plus tard, les choses avaient moins changé qu’on ne pense. Soit que l’on écrivit une épître amoureuse ou une ode sur les victoires du grand roi, soit qu’on retraçât un Romain, ou un berger, ou une héroïne de comédie, on ne craignait pas trop de dire plus ou de dire moins que sa pensée ; on n’ambitionnait même pas la supériorité qui consiste à juger comme un esprit plus infaillible que le vulgaire, ou à éprouver des affections plus noblement motivées que celles de la foule. Loin de là, les meilleures compositions du jour n’étaient pas sans analogie avec les éloges académiques. C’étaient des morceaux où, à propos d’une thèse quelconque, on visait à déployer de l’esprit ou de l’éloquence. À l’Angleterre, plus qu’à aucune autre nation, revient l’honneur d’avoir fait de la poésie une vérité[1]. De tout temps, ses poètes à

  1. Je veux dire seulement que la poésie d’induction a eu son origine en Angleterre, comme l’art du bien dire et du bien mentir était sorti de l’Italie. Au XVIIIe siècle, si ce fut l’Allemagne qui prit les devans, il ne faut pas oublier que Shakspeare avait été le véritable maître de Lessing, de Goethe et de Schiller. « S’inspirer de Shakspeare sans l’imiter, » telle était la grande recommandation de Lessing. « La moindre scène de Shakspeare, disait-il, renferme plus d’expérience personnelle et de substance dramatique que des recueils entiers de tragédies. »