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apprécié à sa valeur dans une langue étrangère, et je viens d’en dire la raison : c’est qu’il n’exprime pas des idées. Comme nous l’avons vu dans sa Princesse, il pense en a parte ; il a fallu certainement qu’il pensât beaucoup pour envisager, comme il le fait, le rôle de la femme ; mais, pour lui, l’heure de la poésie n’est pas celle des jugemens. Les jugemens, chez M. Tennyson, se trahissent seulement par la direction et l’intonation qu’ils donnent à son imagination. De tous les poètes dont je me souviens, il est celui qui reste le plus constamment en dehors du domaine de l’esprit. C’est pour cela même qu’il est plus que d’autres le poète de l’Angleterre contemporaine.

On a dit qu’un peu de raison conduisait au doute et que beaucoup de raison ramenait à la foi. Il semble aussi qu’un peu de réflexion éloigne les peuples et les hommes de la poésie spontanée et que beaucoup de réflexion les y ramène. Les premiers chantres de la Grèce étaient tout instinctifs ; ils épanchaient leurs sensations avec la logique irréfléchie de l’entraînement, et ils nous séduisent encore comme le visage ouvert de l’enfance. Après eux sont venus les hommes de poids et de mesure, les poètes méthodiques de Rome et de l’Europe du XVIIIe siècle. Il y avait progrès sans doute dans un sens, car si l’enfance est sans artifice, c’est parce qu’elle est sans parti-pris, sans règle et sans direction. Les raisonneurs au moins savaient ce qu’ils voulaient ; ils étaient donc plus avancés sous le rapport de l’intelligence, mais le don de plaire, et de plaire toujours, par-delà le règne d’une mode, qu’en avaient-ils fait ? L’esprit, hélas ! avait étouffé la sensibilité poétique. En apprenant à s’exercer, il semblait avoir appauvri l’aine humaine, et l’art des vers était devenu une chose sans nom, à peu près comme un concerto qui prétendrait raconter une histoire. Il s’était condamné à une infériorité réelle en se bornant à orner des idées, c’est-à-dire en voulant faire, pour le faire avec moins de précision, ce que la prose et la philosophie excellent à accomplir. S’il s’était réservé une spécialité, ce n’était guère que celle des badinages et des jeux d’esprit qui ne sont pas la plus noble occupation de la raison.

En pensant davantage, on s’est enfin dégrisé de cette erreur. Il y a eu un effort européen pour rendre à la poésie une supériorité à elle en la rapprochant de la peinture et de la musique. Autour d’une donnée fournie par la réalité, le peintre évoque en esprit d’autres données de nature à compléter avec elle un tableau. À un son qu’il entend, le musicien répond lui-même par d’autres sons qui forment avec lui un ensemble de vibrations heureuses de se rencontrer et capables d’impressionner toutes à la fois l’esprit et l’oreille sans se nuire. Les poètes aussi ont cherché à se faire une langue à part pour communiquer des faits d’ame entièrement distincts des résultats de la pensée. Le romantisme, si je ne me trompe, n’a pas voulu dire autre chose. Seulement,