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avec un excellent port dont elle ne se sert pas, cette ville sans mouvement est la cité musulmane par excellence. Il n’y a rien à y voir, et pourtant on ne se lasse pas de regarder les boutiques avec leurs marchands rêvant sur des nattes la pipe aux lèvres, les bazars d’où s’exhale une odeur d’encens, la file de chameaux balançant leur long cou, le santon vénéré accroupi au centre du carrefour, et le majestueux cadi traînant son ventre, sa robe et ses babouches. Durant le trajet dans la ville, notre guide israélite se montra réservé et se tint à distance de notre bruyante cavalcade ; mais à peine fûmes-nous sortis par une porte conduisant au port, qu’il se rapprocha familièrement. Sur la grève, il nous fit remarquer de gros canons de bronze rongés par la mer. Ces canons proviennent de la flotte mahométane détruite à Tchesmé dans la guerre de 1770 par les Orloff et l’Anglais Elphinston. À cette bataille, bon nombre de vaisseaux ottomans, ne sachant plus où donner de la tête, prirent, selon leur habitude, le parti de sauter en l’air ; les canons furent lancés de tous côtés, quelques-uns sur la plage, où ils sont encore sans que personne songe à les ramasser.

Quand nous eûmes quitté la grève, Ruben nous fit tourner entre des clôtures de jardins, et s’arrêta près d’une porte en donnant un signal. Un guichet fut alors poussé avec précaution, et une vieille à face ridée, aux dents aiguës, à la prunelle de chat, nous fit subir un examen rapide ; la porte s’ouvrit, et laissa voir un jardin de roses, d’orangers et de citronniers. Du milieu des fleurs, une belle fille brune, couverte de satin et de breloques, nous lança un coup d’œil curieux, et s’enfuit précipitamment aux cris aigres de la matrone, qui reparut conduisant un cheval dont les crins négligés, les harnais en cordes, excitèrent nos railleries. Le Juif descendit de sa monture et sauta lestement en selle, tandis que l’âne sournoisement et au trot enfilait la porte.

Une fois à cheval, le Juif ne nous parut plus le même homme. Il se tenait droit et le port assuré. Nous indiquant du doigt de poudreuses montagnes qui barraient au loin un désert coupé de marécages, de bruyères fleuries et de joncs frémissans, il partit comme une flèche. Nous vîmes sa tunique bleue, son noir turban, tantôt se perdre dans les hautes herbes, dans les sables mouvans, tantôt escalader les dunes ou rouler sans broncher au plus fort des descentes. Notre poursuite fut obstinée, mais nous n’aurions pas atteint Ruben, s’il ne nous avait attendus. Un éclair d’indépendance, une expression altière, animèrent ce masque sordide, lorsqu’il nous aperçut admirant son cheval, dont la peau était aussi lisse, les naseaux aussi nets que s’il sortait du pâturage. Des voyageurs qui survinrent rendirent le pauvre homme à son rôle : le feu de son visage s’éteignit, ses épaules s’humilièrent, le cou s’allongea ; il n’y eut pas jusqu’au cheval qui, semblant se conformer