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propre cœur l’amour n’avait pas appris à être sage, à voir que la haine elle-même n’est qu’un masque de l’amour, à découvrir un bien dans le mal et une espérance dans l’insuccès. Je n’ai pas su sympathiser avec les hommes et m’enorgueillir de leur demi-raison, de leurs faibles aspirations, de leurs mains cherchant à tâtons la vérité. Je n’ai pas su aimer jusqu’à leurs grossières superstitions, jusqu’à leurs préjugés, leurs craintes, leurs soucis et leurs doute, où toujours un grain de grandeur se mêle à l’erreur, et qui tous tendent en haut, comme des plantes qui ont poussé au fond d’une mine sans voir le soleil, mais qui le rêvent. »


Nous avons maintenant le dernier mot de M. Browning sur son héros. Paracelse n’eut qu’une moitié du génie. S’il avait reçu le don de sentir palpiter sous les aspects de la nature ses moteurs invisibles et ses secrètes destinations, il n’eut pas également celui de surprendre les nécessités et les fins auxquelles répondent les incapacités et les routines de l’homme. La seconde partie du poème embrasse donc la décadence de Paracelse, et c’est lui-même qui la raconte, ou plutôt qui la prédit, mais je ne le suivrai pas à travers ses angoisses et son mépris pour ses propres faiblesses : j’ai hâte d’abandonner les idées du poète pour tacher d’arriver jusqu’à lui.

Afin de le rencontrer, c’est à l’antipode même du poète Tennyson qu’il faut aller. M. Tennyson habite parmi les hommes. Ses inspirations sont des sentimens éprouvés au contact immédiat d’une réalité sublunaire. Sa poésie est comme un ruisseau d’impressions qui tombent dans un esprit grave, et qui sont contenues par des réflexions qu’elles font chanter en les frôlant. — M. Browning, au contraire est de la famille des Milton plutôt que des Shakspeare. Ses excursions sont des voyages d’esprit ; ses facultés semblent se dépenser en dedans, au fond de son intelligence, et son mérite tient surtout à ce qu’il y rencontre une population de prototypes, qui sont comme les figures de ce qui se passe sur tous les points de l’univers. Ce n’est pas cependant qu’il soit un raisonneur. S’il vit dans le même monde que le penseur, il s’y promène avec d’autres instincts, avec le sentiment du pittoresque et le génie dramatique. Il s’intéresse surtout à retracer les tableaux qu’ont formés devant lui ses idées (c’est le cas dans ses proverbes) ou les drames qu’elles ont joués en sa présence et les émotions avec lesquelles il y a assisté. Chez lui, en un mot, il y a deux être : il y a un penseur qui descend sur la terre pour connaître, qui concevra par exemple le caractère d’un homme d’après les épisodes de sa vie puis il y a un poète qui regarde le caractère déjà conçu, et qui le voit soudain se remettre en marche et nouer d’étranges aventures avec les autres abstractions qui l’entourent.

Ce que vaut le penseur, on pourrait à peine le soupçonner toutes ses idées, si on les envisageait seulement l’une après l’autre.