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séparatistes se formèrent malgré les obstacles que leur opposait la double intolérance des mœurs et de la loi ; le méthodisme recruta ses adhérens surtout dans la société des salons, dans le monde officiel. Cette réaction d’orthodoxie et d’austérité, qui se fit sentir jusqu’au sein de l’église nationale, quoique certainement excellente en elle-même, eut le fâcheux effet d’aliéner encore davantage cette partie du peuple qui avait fait la révolution de 1830, et de fournir un prétexte assez plausible pour accuser le gouvernement de trahir la cause démocratique et d’abandonner les principes auxquels il devait son existence.

D’autres agitateurs ne tardèrent pas à surgir, qui, par un raisonnement fort logique, se crurent autorisés à employer les mêmes moyens. La propagande étrangère s’exerçait alors très activement en Suisse ; elle avait ses comités, son état-major, sa hiérarchie, ses écoles, ses journaux, et toute une administration financière assez bien organisée pour subvenir aux frais de ses publications et à l’entretien de ses chefs, dont la plupart vivaient sans scrupule aux dépens de leurs adeptes. Dans le canton de Vaud en particulier, les ouvriers allemands, très nombreux, s’étaient organisés en associations qui, sous le prétexte de l’instruction ou de quelque but philanthropique, établissaient de véritables clubs oie l’on travaillait à répandre les idées les plus subversives. Les uns franchement communistes, les autres prêchant l’athéisme, les jouissances matérielles et la révolution sanglante, impitoyable, agissaient également dans un sens hostile aux préceptes de la religion et de la morale, aussi bien qu’aux lois de l’ordre social. Des clubs animés de cet esprit existaient dans toutes les petites villes situées le long des bords du lac, de même qu’à Lausanne, à Moudon, à Payerne, à Aubonne et à Yverdun ; ils avaient des bibliothèques composées des livres les plus dangereux, et entretenaient une correspondance suivie avec les sociétés du même genre qui se trouvaient, soit dans le reste de la Suisse, soit en France et en Allemagne. À Vevey, au mois de décembre 1844, on vit paraître un journal, en langue allemande, intitulé Feuilles du temps actuel, dont le rédacteur, Wilhelm Marr, nous apprend lui-même que le but ostensible était « de former une espèce de parloir dans lequel les partisans de la philosophie moderne pourraient se communiquer leurs idées. » Or, cette philosophie moderne enseignait « que Dieu n’est qu’un fantôme, que la vie à venir n’est qu’un mensonge, que le commerce n’est qu’une fraude autorisée, que la vengeance est un acte de justice naturelle. » — « Jeunes Allemands, s’écriait Wilhelm Marr, ne vous laissez pas épouvanter par le fantôme d’une providence… Souvenez-vous que c’est à l’homme terrestre et non point à l’ame que vous devez consacrer tous vos efforts. » Et il résumait son système de morale dans ce souhait extravagant : « Oh ! puissé-je voir de grands vices, des crimes sanglans, monstrueux, pourvu que je ne voie plus cette vertu qui m’ennuie ! »

De telles doctrines font frémir, et la liberté de la presse devrait être maudite, si elle empêchait d’en interdire la publication. Cependant le gouvernement vaudois ne crut pas devoir sévir. Était-ce timidité, exagération de tolérance, ou bien pensa-t-il que le journal, écrit en allemand, n’aurait pas d’influence en dehors des associations allemandes ? Quoi qu’il en soit, il se trompa ; les appels adressés aux mauvais instincts par les Blaetter der Gegenwart furent bientôt traduits, commentés dans toutes les feuilles radicales du canton. Seulement on eut le soin de les voiler un peu, d’en adoucir la forme, afin de ménager les