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En présence de ces préludes d’un mouvement insurrectionnel, que faisait le conseil d’état ? Espérant encore que le peuple vaudois ne se laisserait pas aveugler au point de prétendre fouler aux pieds les institutions qu’il s’était librement données et de se révolter contre les magistrats qu’il avait lui-même choisis, il refusait de mettre des troupes sur pied pour protéger le grand conseil, qui allait discuter les instructions des députés à la diète. La seule mesure qu’il jugea nécessaire fut de répandre, par la voie de la presse, son préavis touchant la question des jésuites, préavis contraire aux vœux des 32,000 pétitionnaires. Enfin, après une discussion assez vive, le grand conseil résolut d’adresser au canton de Lucerne une invitation amiable pour l’engager à renoncer de lui-même aux jésuites ; puis, intimidé par le mécontentement qu’excita cette décision dès qu’elle fut connue, il nomma députés à la diète M. Druey, conseiller d’état, et M. Briatte, tous deux membres de la minorité, qui n’acceptèrent qu’à la condition de ne point se regarder comme étroitement liés par le vote de l’assemblée, et le grand conseil se sépara en toute hâte, afin d’ôter un prétexte à l’agitation.

On était au 13 février 1845 ; la société patriotique avait réuni au casino une espèce d’assemblée populaire, composée en grande partie d’ouvriers allemands. On y tenait les discours les plus incendiaires ; on y préparait l’émeute qui ne tarda pas à descendre dans la rue. Le conseil d’état appela tardivement à son aide la milice, qui, divisée elle-même, ne lui fournit qu’un contingent dérisoire au lieu des six bataillons convoqués ; Le gouvernement dut alors donner sa démission. Aussitôt la bande radicale, composée de quelques centaines d’individus parmi lesquels on comptait des étrangers, des femmes et des enfans, se porta sur la promenade de Montbenon, et là une échelle fut dressée contre un arbre à l’usage des orateurs démagogues. C’est du haut de cette espèce de tribune, bien digne d’une semblable mascarade, que M. Druey, qui, après la retraite de ses collègues du conseil d’état, s’était mis ouvertement à la tête de l’insurrection, acceptée sans répugnance par lui, proclama la souveraineté du peuple vaudois, puis une série de résolutions qu’il tira de sa poche ainsi que la liste des membres d’un gouvernement provisoire, en ayant soin de ne pas oublier son propre nom, qu’il désigna le premier aux acclamations de la foule. À partir de ce jour, le radicalisme prenait possession pour la première fois d’un canton suisse on ne l’avait connu que comme moyen d’agitation ; on allait le voir à l’œuvre sur le terrain du gouvernement.

Les décrets improvisés à Montbenon cassaient le grand conseil, modifiaient la loi électorale en ouvrant la porte aux interdits, aux assistés et aux forçats libérés[1], et convoquaient un conseil constituant ; en attendant, ils suspendaient le cours régulier des lois et conféraient au gouvernement provisoire un pouvoir absolu. Le radicalisme triomphant avait du moins dans la personne de M. Druey un chef très supérieur aux aventuriers politiques dont il se trouvait entouré. M. Druey ne reculait pas devant le travail et comprenait la nécessité d’une administration bien réglée. C’est là le trait principal qui distingue la révolution du canton de Vaud de celle de Genève. Chacune de ces révolutions peut se résumer dans l’individualité d’un homme, et ces deux meneurs, quoique

  1. Cette dernière catégorie fut cependant rayée deux jours après par le gouvernement provisoire.