l’on me passe ce terme, en détruisant son caractère, en énervant le sentiment du devoir dans sa conscience, en lui enlevant la notion de la réalité et des conditions pratiques de la vie, c’est-à-dire en dissolvant tout ce qui constitue son être moral ; c’est qu’il fait de lui quelque chose de factice et de chimérique livré au souffle de toutes les passions et de toutes les incertitudes. Ce que révèlent au contraire les Lettres de M. de Ministre, c’est un homme dans toute la noble acception du mot. Nature forte et simple, hardie et disciplinée, empreinte d’une sorte de loyale originalité, accessible à tous les élans de l’esprit et aux plus sincères effusions du cœur, mêlant à ces momens de haute ironie que lui inspirent les événemens cet autre enjouement rare et supérieur qui décèle une ame saine, particulièrement assurée sur toutes les grandes choses de la vie. Joseph de Maistre est l’homme qui a le moins eu d’hésitations sur ce qu’il devait faire dans un temps de crise universelle, tant le devoir lui apparaissait net et clair ; et cela est dû, sans nul doute, à des habitudes premières, à cette enfance bien conduite où son pieux biographe, — son fils qui le caractérise aujourd’hui, — le peint rempli d’une « soumission amoureuse pour ses parens, » ne lisant pas même un livre à l’université de Turin qu’il n’en eût reçu l’autorisation de son père, et où il se représente lui-même « étant dans la main de sa mère comme la plus jeune de ses sœurs. » Cet instinct simple du devoir et de la rectitude, Joseph de Maistre semble le porter partout avec lui soit comme homme privé, soit comme homme public. Attaché à un roi dépossédé de ses états, il ne songe pas même qu’une plus vaste carrière puisse s’ouvrir à son ambition au prix d’une infidélité. Frappé dans sa fortune c’est à peine s’il mentionne d’un mot dans une lettre ce naufrage personnel au milieu de tant d’autres naufrages, et il passe outre avec une merveilleuse sérénité ; il ne s’en souvient pas surtout avec âpreté au jour des revendications possibles. Envoyé comme ministre à Saint-Pétersbourg, sans moyens suffisans pour avoir même un secrétaire, par une fierté simple et aisée, par sa rare supériorité, il fait une figure que les ressources de son maître ne peuvent l’aider à faire d’une autre manière. Ajoutez que, contraint à la simplicité, il n’en a point le faste, qu’inflexible sur les principes comme penseur, rude pour ses adversaires, il ne garde dans l’ame aucune haine, et que, comme diplomate, il se faisait juger ainsi : « Le comte de Maistre dit tout ce qu’il veut et ne commet jamais d’imprudence ! » Et comme il faut de notre temps un intérêt visible en toute chose, même à être homme de bien, je dirai : Voyez ce que devient le talent lorsqu’il émane d’untel foyer, et qu’il est l’expression d’un tel caractère.
Le séjour de M. de Maistre à Saint-Pétersbourg, qui a duré de 1802 à 1817, a été l’époque féconde de sa vie. C’est là qu’il préparait les Soirées et le Pape, partagé dans sa solitude entre les soins de la diplomatie et le travail de son intelligence, « faisant ses études ; — car enfin il faut bien savoir quelque chose, » disait-il avec une grace charmante. C’est de là aussi que sont datées la plupart de ces Lettres aujourd’hui mises au jour, et qui allaient porter en Italie, en Suisse, en France, les épanchemens de son esprit et de son cœur. Tantôt M. de Maistre s’y élève avec abandon à ses considérations politiques habituelles, tantôt son imagination parcourt le cercle des souvenirs rajeunissans, tantôt il se peint, lui, ses habitudes intimes, sa vie laborieuse et distraite… «… Ici, là, dit-il dans une lettre de 1805, je tâche, avant de terminer ma journée, de retrouver