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à la rigueur comment, après avoir perdu son emploi, un homme aussi irritable se serait vengé de sa disgrâce sur le gouvernement tout entier ; mais, au contraire, c’est en quittant sa place qu’il a cessé d’écrire. Fonctionnaire public, il a des devoirs à remplir, des ménagemens à garder, et il poursuit des plus sanglans outrages les chefs du gouvernement qu’il sert, et particulièrement le ministre de la guerre, dont rien n’indique qu’il ait encore à se plaindre. Bien plus, il est entré dans les bureaux par la protection de Welbore Ellis, et à diverses reprises il en parle dans les termes les plus méprisans. Il y a dans cette conduite une déloyauté, tranchons le mot, une bassesse gratuite qu’on répugne à concevoir et qui ne se motive même pas.

On la motive apparemment par les passions et, pour ainsi dire, par le tempérament de l’auteur ; mais ce tempérament est étrange. Qu’un jeune commis soit de l’opposition, qu’il écrive en cachette quelques lignes satiriques contre ses chefs, qu’il pousse l’indiscrétion jusqu’à se servir contre eux de certaines informations qu’il doit à sa position officielle ; cette conduite, qui n’est pas irréprochable, n’a rien de fort extraordinaire. Qu’il y a loin cependant de ces malices d’un jeune homme à cette furieuse guerre déclarée avec tant d’audace, soutenue avec tant de fierté, de colère et de perfidie, à cet acharnement d’une haine superbe qui se cache derrière l’austérité des principes et la dignité du caractère ! pourquoi d’ailleurs cette inimitié si directe, si implacable, contre la personne même du duc de Grafton, du duc de Bedford, de lord Mansfield ? On ne peut haïr ainsi que des persécuteurs ou des ennemis personnels. Comment un jeune homme, qui d’ailleurs n’est point entraîné par des idées exagérées de liberté, par des théories républicaines ou radicales, qui même la plupart du temps ne diffère du gouvernement que sur des actes ou sur des points de droit, peut-il adopter une conduite et un langage excusables tout au plus d’opprimés à tyran, surtout quand ses ressentimens au fond ont assez peu d’énergie et de solidité pour qu’au bout de quelques mois, il cesse de les exprimer, et consente à en faire le sacrifice à ceux qu’il attaquait, en recevant de leurs mains le riche salaire de son silence. Cette légèreté dans les sentimens, cette versatilité mercenaire cadre mal, il faut qu’on l’avoue, avec l’énergie des passions.

On essaie de tout expliquer par l’admiration pour lord Chatham, par le dévouement à lord Chatham, par l’influence de lord Chatham ; mais cet homme d’état continuait son opposition avec autant de vivacité que d’éclat long-temps après que Junius avait éteint la sienne. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, jusqu’au mois d’avril 1778, il poussa la lutte généreuse qu’il avait entreprise, et depuis six ans sir Philip l’avait abandonnée ! Et après cette indigne défection, après cet indigne marché, son patron et son inspirateur aurait persisté à lui garder son