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le retour d’une ombre de faveur, il fut obligé d’abandonner ses deux titres sans fonctions, et c’est le 28 avril 1767 que parut la première lettre attribuée à Junius.

Ici les rapprochemens se présentent en foule. Un bomme de plus de cinquante ans, d’une grande famille, d’un haut rang, ayant passé par la guerre et les affaires, l’égal des grands personnages politiques de son temps, naguère leur émule, leur conseiller ou leur ami, brisé dans sa fortune et son ambition par une accusation qui touche à l’honneur, et que son orgueil ou même sa conscience appelle une iniquité, interdit pour ainsi dire de toutes choses en se sentant capable de toutes choses, fier, malveillant, emporté, railleur, éloquent, ayant amassé dans les ennuis d’une disgrâce cruelle, avec des trésors de haine, de puissans moyens de représailles, sort enfin de Son repos et entreprend de rendre le mal pour le mal à ce qu’il nomme ses persécuteurs ; mais il ne peut leur nuire s’il se montre, il est désarmé s’il est connu : il faut qu’il se cache pour frapper, et que, retranché dans un poste impénétrable, il lance des traits plus sûrs et plus empoisonnés. Là, dans la nuit qu’il s’est faite, il se résigne à tout supporter, les mépris, les affronts, les défis, pourvu qu’il blesse, pourvu qu’il désole ceux qu’il déteste. Sa haine et son orgueil le décident à dévorer toutes les bassesses d’un pareil rôle ; il l’ennoblit en quelque sorte en le rendant terrible. Il se fait plus craindre encore que mépriser, et rien ne lui coûte à sacrifier des scrupules de l’honneur et de la justice, pourvu qu’il les immole sur l’autel du dieu des héros d’Homère, la vengeance.

Voilà comment on concevrait le personnage de lord George Sackville, s’il était en effet le héros de cette singulière histoire. Il n’est pas besoin de remarquer que toutes ses inimitiés concordent merveilleusement avec celles de Junius. Même communauté d’opinions. Il était whig et peu démocrate, n’ayant rien de populaire que les principes. Pour l’âge, le rang, la fortune, l’aversion des Écossais, la connaissance de l’armée et des affaires militaires, les réminiscences des universités d’Irlande, l’expérience de la cour et du parlement, lord George reproduit Junius. Il était d’une haute taille, sa tournure était distinguée. De 1763 à 1772, on croit avoir la preuve qu’il ne s’éloigna guère de Londres. Du moins suivit-il exactement la chambre des communes. On ajoute qu’il logeait dans Pall-Mall, et un des billets de Junius à Woodfall, un seul, il est vrai, est imprudemment daté : Pall-Mall.

À propos de la résidence de Junius, c’est le lieu d’éclaircir un petit fait qui a beaucoup occupé les commentateurs. Le 8 novembre 1771, Junius écrit en grand secret à son imprimeur de se garder de Garrick, qui est venu pour le pomper, et qui a couru à Richmond informer le roi que Junius n’écrirait pins. Le jour suivant, il lui dépêche pour le pauvre acteur un billet insultant qu’il le force à lui transmettre, et où il