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Pour mieux s’identifier avec l’esprit de son temps, M. Proudhon a commis le crime intellectuel de se rendre autant que possible extérieur à lui-même. Croyant sans doute mieux pénétrer ses secrets avec les moyens révolutionnaires qu’avec aucun autre, il a choisi parmi tous les masques politiques et intellectuels le masque démocratique, se l’est appliqué sur le visage, et, par-dessous ce masque, a parlé à ses contemporains et leur a posé en langage carnavalesque les plus sérieuses questions. Il n’a pas émis en somme une seule pensée qui lui fût propre ; il a passé sa vie à chercher si les autres ne pourraient pas lui donner ce qu’il demandait, à interroger les passans et à les injurier après avoir entendu leurs réponses, tour à tour empreintes de sottise, ou de trop de candeur et de complaisance. Sa manie de polémique, d’agression et de démolition provient de la fureur qu’il éprouve de ne pas apprendre d’autrui ce qu’il voulait savoir. Je conçois la fureur que la démocratie, les partis démocratiques et les démocrates lui ont inspirée : il avait cru que là il trouverait une réponse à toutes ses incertitudes. Lorsque nous disons qu’il a choisi le masque démocratique, nous ne voulons pas dire par là qu’il a voulu se faire de la démocratie un instrument de popularité et de pouvoir : non; rendons-lui cette justice, son orgueil est moins commun, plus bizarre et plus désintéressé : ce qui l’a déterminé à prendre ce masque, c’est un besoin démesuré de connaître, et qui ne trouvait pas, qui n’a pas encore trouvé sa satisfaction. Il n’y a pas une de ses idées qui n’eût pu tout aussi bien être exprimée sous une autre forme, sous une forme aristocratique, voire monarchique, voire religieuse; une trop grande curiosité et la croyance que la démocratie satisferait cette curiosité l’a entraîné de ce côté, où il n’a trouvé que sottises à redresser, passions à dénoncer et doutes plus profonds encore.

Alors il a cru exclusivement à la puissance des événemens, à la fatalité des faits; il en est là pour le quart d’heure. Son dernier livre est l’expression la plus complète de ce sentiment. Il voit plus loin qu’autrefois, dit-il; la révolution s’affirme de plus en plus; encore quelques années de nuages, et l’obscurité aura complètement disparu. « La révolution au XIXe siècle, écrit-il quelque part, ne se fera pas par les hommes; elle sera l’œuvre de la fatalité. Sainte fatalité, ayez pitié de nous ! » Ce mot, qui ressemble à une boutade, est pourtant l’expression la plus complète de sa pensée secrète, le sens caché de tous ses livres et de tous ses pamphlets; leur sens latent, et que peut-être il ne s’expliquait pas bien à lui-même, est renfermé en entier dans cette exclamation. Tout ce qu’il a écrit porte l’empreinte de la terreur des faits, de l’inquiétude d’en être dévoré, de la croyance que, dans notre temps, le fait domine la force morale, peut l’annihiler et l’écraser, que le fait est tout, et que la croyance intérieure n’est rien. Le sphinx est là, dit-il, attendant une réponse : si vous ne la lui donnez pas, il vous