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souffrir le désordre, et il voulait que chaque objet eût sa place et chaque action son temps. Il ne permettait ni l’oisiveté, ni l’inattention, ni la légèreté, ni les jeux, ni les chansons. Le lever était matinal, le repas était sobre et court, A la campagne, après le déjeuner, on faisait une visite chez les métayers; il voulait qu’on fît attention à toutes choses : à l’ordre de la métairie, à l’état du bétail et des instrumens de labour. On rentrait pour les leçons, qu’il donnait lui-même. Il ne passait pas la plus légère faute, surtout celles qui venaient de l’inattention, et il s’écriait : « Vous ne pouvez ici prétexter l’ignorance, c’est donc le défaut d’attention; mais l’attention dépend de votre volonté : employez-la donc, ou autrement je n’aurai aucune confiance en vous. » On ressortait pour la promenade, quel que fût le temps; on allait par les chemins les plus rudes, malgré la pluie et la boue, et ce père, toujours poursuivi par l’image de la molle existence des femmes du XVIIIe siècle, disait à ses filles : « Je ne veux point que vous soyez des dames; je saurai bien vous en empêcher. »

Il exigeait qu’elles tinssent une classe destinée aux filles pauvres, non pour orner l’esprit de ces dernières, mais pour former leur cœur, leur apprendre à visiter les malades et à pratiquer le dévouement. «Il faut, disait-il, donner aux classes pauvres la plus grande élévation morale, en même temps que la plus complète simplicité de mœurs. » Le soir, dans l’arrière-saison, il faisait lire ses filles à haute voix, et leur lisait à son tour, tandis qu’elles travaillaient non à des broderies, mais à des vêtemens pour les pauvres. Les lectures roulaient sur des fragmens d’histoire ou de mémoires. Ce dernier genre d’ouvrages contient souvent des passages dont la liberté ne convient pas à de jeunes filles. Le père se contentait de marquer par le signet l’endroit où il fallait s’arrêter, et laissait le livre sur la table, bien certain que personne ne songerait à transgresser sa volonté. Dans les longues soirées de l’été, on ne faisait point de lecture. Il y avait un banc rustique dans la cour : on s’y asseyait; les métayers formaient cercle autour, et la soirée se passait en entretiens sur les travaux de la campagne. M. Royer-Collard préférait la conversation des paysans à celle des habitans des villes. Il pensait, au surplus, qu’il fallait endurer tous les discours, comme se plier à toutes les situations, et qu’on devait trouver en soi-même des ressources pour tirer parti des plus mauvaises circonstances. « Il faut, disait-il, savoir s’ennuyer, ou plutôt, reprenait-il, il n’est pas permis de s’ennuyer. »

N’attachant d’importance qu’à la raison, il redoutait l’influence de l’imagination, et ne prisait pas beaucoup la culture des arts surtout chez les femmes. Il ne conduisit jamais ses filles dans un musée, disant qu’il ne convenait pas qu’elles entrassent là où leurs yeux ne pourraient se porter partout avec chasteté. Il voulait que la femme fût douée