Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/454

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’autre, le chat est muni d’un gros tampon. La souris doit chercher à l’éviter, le chat s’efforce de l’atteindre; mais, comme ils sont aveugles l’un et l’autre, ils se prennent dans leurs cordes, se rencontrent, se culbutent, tout cela aux grands éclats de rire de la galerie, qui fait cercle et se tient les côtes. D’autres fois, un loustic répétait les pantomimes de la foire, ou bien tous écoutaient les chœurs de chanteurs que l’on avait organisés dans la légion. Sous la direction d’un ancien musicien, ils exécutaient en partie des morceaux d’opéra, de vieux chants religieux, des lieder allemands, et peut-être jamais musique ne m’a fait plus grand plaisir. L’on évitait ainsi la nostalgie, mal épouvantable qui décime les régimens, lorsqu’une fois il s’empare d’une troupe. L’été, la chose était facile, le climat venait en aide; mais l’hiver, lorsque durant des mois entiers la pluie tombe sans interruption, sans répit, il fallait inventer mille ruses, et surtout on changeait la garnison plus souvent.

Les officiers, outre la chasse, avaient une ressource précieuse : ils pouvaient lire et travailler. Par les soins du ministre de la guerre, et sur l’avis du conseil de santé des armées, une bibliothèque militaire avait été établie dans chaque poste. Composées de quatre cents volumes environ, sciences, littérature ou beaux-arts, de ces livres que l’on retrouve toujours avec plaisir, ces bibliothèques firent disparaître les nostalgies qui ravageaient les postes avancés; mais cette mesure utile eut aussi un autre effet : elle donna à quelques officiers le goût des travaux sérieux, la culture de l’esprit à un degré que l’on ne rencontre point ordinairement parmi les gens de guerre. Les uns poursuivaient des recherches scientifiques, étudiaient les antiquités, rédigeaient des mémoires; les autres s’efforçaient de connaître la langue, les mœurs et les choses du pays. Il va sans dire qu’au Khamis ces derniers, — et j’étais du nombre, — avaient pour ami le vieux Mohamed-bel-Hadj, le rusé montagnard qui, sous l’autorité de la France, commandait toute la contrée.

Pendant de longues années, Mohamed-bel-Hadj mena ses gens brûler la poudre contre nous; mais enfin, vers 1843, fatigué de la lutte, il vint, entouré des vieux de la tribu, faire sa soumission au maréchal Bugeaud. — «J’ai été ton ennemi le plus acharné; tu m’as vaincu, lui dit-il. Je me soumets franchement à toi, monseigneur maréchal, et tu peux compter que je serai aussi fidèle à la parole que je te donne, que je l’ai été à Abd-el-Kader. Si tu es humain envers les populations qui m’obéissent, je serai à toi pour toujours. Sache que la parole d’un Beni-Ouragh est proverbiale, tous les Arabes savent ce qu’elle vaut. Je dirai à Abd-el-Kader que je lui ai sacrifié six fils morts dans les combats, que la tribu entière lui a sacrifié ce qu’elle possédait, que maintenant nous ne pouvons rien faire pour lui, puisqu’il ne peut plus