Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/457

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les vendre. Au reste, cela m’est égal, je n’en ai pas besoin. Parlons d’autre chose.

Je dis alors au chasseur de remporter l’argent. Caddour ne quittait pas le sac des yeux; quand il vit le chasseur s’éloigner bien réellement, il me prit le bras, et, me regardant :

— Je les donne comme tu l’as voulu; fais apporter l’argent.

— Soit. Envoie-les chercher; quand ils seront là et que je me serai assuré de leur état, je te les paierai.

— Ils sont là.

Un de ses serviteurs les tenait en effet à quelques pas. Les bêtes étaient en bon état : je les payai, et elles furent attachées à ma corde. Il n’y avait pas une heure que le marché venait d’être conclu, quand Mohamed-bel-Hadj arriva lui-même à son tour et tout éploré.

— Qu’as-tu fait là, me dit-il, toi que je tenais pour mon ami? Tu as acheté le cheval de mon fils Caddour; c’est le meilleur cheval des Ouled-Rhouidem.

— Si c’est le meilleur cheval des Ouled-Rhouidem, je suis bien aise de l’avoir; mais laisse-moi tranquille. Caddour est assez grand pour vendre ou acheter des chevaux, si bon lui semble. Je suis de mauvaise humeur; ainsi ne me fatigue pas de tes lamentations.

Celui que je traitais ainsi était le chef qui, sur un signe de son doigt, pouvait mettre tout le pays en armes, dont les Kabyles baisaient avec respect le burnous. Comme il s’était tu : — Tiens, repris-je, prends ces deux foulards, je les ai fait venir de Mostaganem pour toi.

Le moyen était infaillible. J’aurais pu à ce prix acheter en paix tous les chevaux de Caddour, car Bel-Hadj, malgré son âge, venait de se remarier. Il était amoureux fou d’Aïcha, sa jeune femme, toujours en quête de surprises pour elle, et ces foulards allaient servir à la parure de celle qu’il aimait. pour un foulard de plus, il se serait, je crois, fait battre volontiers; il m’aurait baisé la main, lui que j’avais vu trois semaines auparavant venir avec un si grand air à la tête de sa tribu apporter la diffa à la colonne qui bivouaquait au Khamis. Dans cette occasion solennelle, Bel-Hadj était arrivé à cheval, accompagné de ses chaous, suivi de trois cents hommes à pied, portant, embrochés à de grands bâtons, des moutons rôtis tout d’une pièce; trois cents autres s’avançaient ensuite avec d’énormes plats de noyer remplis de couscouss cuit à la vapeur de viande; puis venait une suite immense chargée de ragoûts, de pâtisseries de toute sorte. Depuis ce fameux dîner donné dans les contre-allées des Champs-Élysées à huit régimens qui passaient à Paris en revenant d’Iéna, jamais soldats ne tirent meilleure chère. Il n’y avait pas, comme autrefois à Paris, Palu, le célèbre maître d’hôtel de la ville, et ses vingt maîtres d’hôtel aides-de-camp, toujours au galop sur la chaussée, veillant à ce que rien ne manquât