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nature, s’il est vrai que chaque physionomie est empreinte d’un caractère individuel dont l’étude de la nature a pu seule fournir les élémens, il n’est pas moins vrai que l’imagination de l’auteur joue dans cet ouvrage un rôle important. Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait observé avec une attention vigilante, il a su le transformer, l’agrandir, et c’est, à nos yeux, le témoignage le plus éclatant qu’il pût donner de son intelligence; car l’imitation, si parfaite qu’elle soit, ne sera jamais, quoi qu’on dise, le dernier mot des arts du dessin. On a eu beau vanter le portrait d’Érasme, qui sans doute mérite les plus grands éloges : on ne persuadera jamais à un esprit éclairé qu’Holbein soit l’expression la plus élevée de la peinture. J’admire profondément le talent de ce maître illustre; cependant mon admiration ne ferme pas mes yeux aux dangers de la méthode qu’il a suivie. Les détails qu’il a multipliés et qui excitent la stupeur des badauds sont pour moi la partie mesquine de son talent. Si Holbein, comme imitateur de la réalité, mérite les louanges les plus ardentes, il faut reconnaître qu’il a poussé trop loin la ferveur anecdotique. M. Gleyre, en peignant la Séparation des Apôtres, a tenu compte des objections suscitées par son premier ouvrage. Le caractère anecdotique a disparu, et l’idéal a pris possession de la toile. C’est un progrès évident que je signale avec bonheur. Saint Jeun dans l’île de Pathmos n’était que l’imitation fidèle, l’imitation littérale d’un modèle réel; dans la Séparation des Apôtres, le style de l’auteur s’est agrandi. Variété de physionomies, variété d’attitudes, variété de draperies, tout démontre les études profondes dont il s’est nourri. Je sais que les esprits frivoles, qu’on appelle beaux-esprits, sont habitués à dédaigner les sujets évangéliques; c’est une preuve d’ignorance qui ne mérite pas une minute d’attention. Tous ceux qui connaissent l’histoire de la peinture savent que l’Ancien et le Nouveau Testament sont les sources les plus fécondes où ait puisé le génie italien. M. Gleyre, en choisissant pour thème la Séparation des Apôtres au pied de la croix, a fait preuve de sagacité. Il n’y a dans un tel sujet rien de théâtral, rien qui s’adresse aux goûts puérils de la foule. C’est une idée mâle et sévère, franchement acceptée, franchement traduite. Il y a dans ce tableau une qualité bien rare, la spontanéité : on sent, en regardant les apôtres, que l’auteur les a conçus, les a composés sans efforts. Il aurait pu sans doute donner plus de grandeur, plus d’élévation aux visages des apôtres. En consultant ses souvenirs, il n’aurait pas eu grand’peine à contenter les juges les plus sévères : guidé par le bon sens, au lieu de reproduire pour la centième fois les types consacrés par la tradition, il a voulu créer des types nouveaux, et sa volonté s’est accomplie, je reconnais dans ce tableau la lecture attentive de l’Évangile. Les apôtres de M. Gleyre n’ont rien qui rappelle l’enseignement académique. L’auteur, avant de se mettre à l’œuvre, a pris la peine d’interroger