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« — Oh ! ne dis pas de mots comme cela ! s’écria la vieille dame en le regardant d’un air effrayé.

« — Et l’on ne peut vous arracher un mot ! En vérité, vous êtes comme le chien (parlant par respect)…., oui, le chien du jardinier qui est sur le foin, qui ne mange pas de foin, et qui empêche les autres d’en manger. Moi, je voulais vous acheter vos produits, parce que j’ai des fournitures du gouvernement…

Ce petit mensonge lui était venu tout-à-fait à l’improviste et en passant ; néanmoins le mot fit son effet. Fournitures du gouvernement, cela fit dresser les oreilles de Nastasie Petrovna, et, d’une voix presque suppliante, elle lui dit :

« — Eh ! pourquoi donc, petit père, te fâches-tu comme cela ? Si j’avais su que tu avais un si mauvais caractère, je ne t’aurais rien dit. Pourquoi te mettre en colère ?

« — Moi ! je ne suis pas en colère. Je me soucie de cela comme d’un œuf frais. Il n’y a pas là de quoi se fâcher.

« — Allons. Eh bien ! je te les donnerai pour quinze roubles en assignations ; seulement, vois-tu, petit père, s’il s’agit, en fait de fournitures, de farine de seigle, ou de sarrasin, ou de gruau, ou bien de salaisons, tu ne m’oublieras pas… »

J’aurais dû peut-être parler d’abord de l’Inspecteur-général, comédie antérieure en date aux Ames mortes, mais j’ai réservé ce drame pour une analyse plus détaillée, parce qu’il me semble offrir comme un résumé complet des qualités et des défauts que j’ai essayé de signaler déjà dans les autres ouvrages de M. Gogol. De même que les Ames mortes, l’Inspecteur-général est une satire amère et violente déguisée sous une gaieté un peu superficielle, ou plutôt sous une rude bouffonnerie qui rappelle à certains égards la manière d’Aristophane. L’auteur, pour ne pas vivre dans une république, ne montre pas moins d’audace et de liberté à fronder les vices de l’administration de son pays. Il la peint vénale, corrompue, tyrannique. En France, où il lui eût été sans doute impossible de trouver les types des personnages qu’il a mis en scène, la censure eût assurément défendu la représentation de cette pièce. En Russie, c’est peut-être à cause de l’exactitude même des portraits que l’auteur n’a éprouvé aucune difficulté à se faire jouer. En effet, le gouvernement, impuissant à réformer les abus, souffrant le premier de la corruption administrative, a dû accueillir un auxiliaire aussi utile que M. Gogol. Chez nous, où les fonctionnaires publics sont entourés d’une surveillance active et vigilante, et de plus incessamment observés par un juge terrible qui est la presse, cette comédie ne serait qu’un libelle sans portée et sans application. Si elle a été accueillie par des applaudissemens en Russie, il en faut conclure, je le crains, que le tableau qu’elle présente est d’une triste réalité. Là, M. Gogol a été le vengeur des abus. Peu importe l’arme qu’il a employée ; pourvu qu’il