cet italien de souche portugaise et saxonne. On dirait, en vérité, qu’ils prennent plaisir à laisser tomber de leurs lèvres ce flot de liquides voyelles, et à se reposer ainsi de la fatigante psalmodie de leur propre langage. Expressif et concis comme-un hiéroglyphe, excellant à condenser les pensées, à débarrasser la phrase des particules oisives, l’anglo-chinois est une langue qui a déjà ses règles et son dictionnaire, qui aura peut-être un jour sa littérature[1]. Le digne Sao-qua connaissait toutes les ressources de cet insinuant idiome. Il ne pouvait donc manquer de nous fasciner par son éloquence. Il avait cru devoir accepter l’honorable surnom de Talkee-true, homme vrai, que les Anglais avaient décerné, disait-il, à sa vieille loyauté et à sa farouche franchise. Avec quel abandon, avec quelle familiarité câline le vieux fumeur d’opium penchait sa face jaune et amaigrie sur l’épaule de l’acheteur hésitant, mais tenté, et lui disait de cet air qui n’appartient qu’au marchand qui se sacrifie : You ale my friend, — me talkee-true, — foty tolla. Vous êtes mon ami, — je suis l’homme vrai, — quarante dollars!
Les soieries fabriquées dans le Kiang-nan et chargées de broderies dans les faubourgs de Canton, les boîtes de laque toutes couvertes de ces figurines dorées qu’il faut admirer à la loupe, ne nous exposèrent pas à de moins dangereuses séductions que les porcelaines et les bronzes d’Old-China-Street. L’atelier de Lam-qua fit aussi passer sous nos yeux ses peintures à la gouache, dont l’éclat velouté semble avoir été ravi à l’aile des papillons. Il nous fallut plus d’une heure pour choisir et rassembler dans le même album des dieux brandissant la foudre, des guerriers vidant leurs carquois, des damnés subissant les affreux supplices de l’enfer bouddhique, des mandarins assis sur leurs chaises curules, des nymphes qui, semblables aux fabuleux oiseaux de paradis, n’ont point de pieds pour se poser sur la terre et se balancent doucement dans l’espace. Nous nous arrêtâmes enfin quand nos bourses furent vides; mais, avant de prendre congé des marchands de China-Street, c’est ici le lieu de leur rendre une tardive justice. Non moins adroit, non moins souple que le Juif du Levant, quand il s’agit de se défaire de sa marchandise, le marchand chinois, dès que le marché est conclu, se montre aussi probe, aussi scrupuleux que le plus respectable Osmanli de Constantinople. On peut se reposer complètement
- ↑ Je ne veux citer qu’un seul échantillon de ce dernier-né des dialectes modernes. Nous demandions un jour à notre pilote, pendant un voyage que nous fîmes à Chou-san, si le vent, qui depuis plusieurs jours nous retenait au mouillage, ne deviendrait pas bientôt plus favorable. Voici sa curieuse réponse : Pilot nocan sabee. — Joss makee pigeon; ce que vous prononcerez ainsi : Pailot ne can sabi. — Djos méki pidgeon, et ce que je me permettrai de traduire en mauvais anglais par ces mots : Pilots cannot know. — God makes that business. — Qu’en peut savoir le pilote? — C’est l’affaire du bon Dieu.