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songerait à vous mener devant la chambre des lords. Je suis assuré de pouvoir le menacer en particulier d’une attaque qui le ferait trembler jusque dans son tombeau. »

Ces menaces mystérieuses contiennent sans doute quelque allusion aux bruits infâmes qui avaient couru lors de la paix de Paris. Cette paix trop glorieuse sans doute, la France le sait, mais qui avait laissé l’œuvre de Chatham inachevée, ne put jamais être acceptée par l’opinion comme la transaction gratuite de la prudence ou de la faiblesse ; on y voulut voir un odieux marché où la princesse de Galles et lord Bute avaient vendu leur patrie. Bedford lui-même revint de France avec une réputation ternie, et atteint d’une de ces accusations que la crédulité de l’esprit de parti accueille et propage avec une facilité criminelle. C’est sans doute de quelque révélation de ce genre que le menace la sombre malveillance de Junius, et ses insinuations célèbres ont, de nos jours encore, donné naissance aux apologies des descendans de l’illustre maison de Russell.

Cette polémique, on en conviendra, dépasse de beaucoup celle à laquelle les excès même de notre presse ont pu nous habituer. Dieu nous garde de la justifier le moins du monde ; on l’expliquerait peut-être en comparant la société anglaise avec la république romaine. Pour trouver quelque chose qui rappelle Junius, il faut, en effet, remonter aux philippiques de Cicéron. Sans doute les vices et les passions d’une grande aristocratie peuvent toujours encourir et mériter les sévérités du moraliste ; mais Junius, il le dit lui-même, ne faisait de morale qu’avec un but politique, et les torts du gouvernement ne légitimaient pas un aussi grand déploiement d’indignation. point de système, point d’union, nulle habileté, nulle prévoyance ; le décousu, l’incohérence, l’intrigue, la corruption : sur tous ces points, la critique, la satire même était permise. Il faut ajouter qu’au milieu des orages que soulevaient les fautes des ministres, entourés de dangers, assaillis par la révolte en Amérique, en Irlande, à Londres, ils étaient quelquefois entraînés à la violence dans la répression, ils faisaient plier la liberté du citoyen devant la prérogative royale, surtout devant la prérogative parlementaire. En un mot, il y avait tendance à l’usurpation, et une forte résistance constitutionnelle était de saison ; mais les orages qu’elle soulevait étaient de ceux que le vaisseau pouvait supporter sans se briser. L’Angleterre agitée offrait aux yeux ce spectacle qu’en un autre sens admirait le poète :

Suave mari magno turbantibus æquora ventis, etc.

La tempête est belle à voir, moins belle que le vaisseau qui lui résiste et qui triomphe de ses coups.