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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/90

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destination des galoches et de les porter à l’artiste. — Ce sera assez bon pour lui, se dit-il. Ces musiciens d’ailleurs paient si mal ! Allons, je les porte à M. Schoultz.

Et l’honnête cordonnier se dirige vers la maison qu’habite le musicien; mais, à peine entré dans la froide mansarde de son client, il se sent pris de remords, surtout à la vue du jeune homme pâle et amaigri par la misère. — Pourquoi m’apportez-vous ces galoches vous-même? S’écrie celui-ci. Je vous avais dit que j’irais les prendre chez vous; je ne puis pas vous les payer aujourd’hui. — Qu’à cela ne tienne, monsieur, répond le bottier; nous compterons plus tard. Prenez-les toujours, et ne vous inquiétez de rien. Et il se dirige vers la porte; puis, s’arrêtant : — Monsieur, ajoute-t-il, c’est dimanche prochain la fête de ma femme; nous aurons quelques personnes le soir; seriez-vous assez bon pour venir nous faire un peu de musique. Ma femme et ses amis raffolent de la danse[1]. — J’y serai, monsieur, répond l’artiste, vous pouvez y compter.

Quand M. Muller est sorti, le pauvre artiste ne peut retenir les larmes qui lui brûlent la paupière. — En être réduit, s’écrie-t-il, à faire danser les amis d’un cordonnier pendant toute une soirée pour une paire de galoches! Le dimanche de M. Muller arrive. La soirée de l’artisan est un tableau de haut comique tracé avec une exquise finesse. Lorsque le jeune musicien se présente, Mme Muller, déjà rouge du feu de la cuisine, rougit encore de plaisir, et saute au cou de son mari pour le remercier de la surprise qu’il lui a préparée. Le jeune homme se met au piano, joue valses, anglaises et contredanses; mais bientôt, s’isolant dans sa pensée, il se met à rêver, oublie qu’il est là pour faire danser les amis du bottier, et, laissant errer ses doigts sur le clavier, se prend à improviser une mélodie ravissante. Tout à coup il se voit entouré... on l’écoute... il est l’objet d’une admiration naïve et profonde. « Quoi!... qu’ai-je fait? s’écrie le musicien brusquement ramené au sentiment de la réalité et honteux de son oubli. » L’honnête Muller prend alors la parole : « Nous vous comprenons, monsieur, lui dit-il; vous êtes un grand artiste, et je vous demande pardon d’avoir osé vous proposer de venir jouer ici des contredanses! » Ce sont là de bonnes et dignes paroles; malheureusement les excuses de M. Muller sont bien tardives; l’amour-propre du musicien a déjà reçu une blessure

  1. M. Solohoupe met en lumière ici la triste condition qui est faite à la plupart des jeunes artistes que les promesses trop séduisantes de quelque protecteur empressé attirent en Russie. Trop souvent ces artistes ne trouvent qu’un accueil glacial dans la société russe, où leur talent n’est regardé que comme un moyen de salaire. Les honorables exceptions que l’on peut compter à Saint-Pétersbourg, la gracieuse hospitalité assurée aux artistes éminens dans quelques maisons comme celles de M. le comte Wilhorwsky et, naguère encore, de Mme la comtesse de Laval, n’infirment en rien la poignante réalité de la nouvelle de M. Solohoupe.