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— Débarrasser le pays d’un méchant gars, répliqua Goron en boutonnant sa veste comme il le faisait toujours lorsqu’il se préparait à une action décisive. Tout à l’heure nous allons chercher ma barque à la Turbale, et, si nous trouvons le bâtard sur notre chemin, malheur à lui !

— Oui, malheur ! répéta sourdement le grand Luc, qui étendit ses poings gigantesques avec une expression de sombre colère.

Annette, les mains jointes, voulut arrêter son père ; mais il l’écarta brusquement, et sortit suivi de son matelot. La jeune fille resta d’abord incertaine et saisie ; elle savait par expérience tout ce que l’on pouvait craindre de l’emportement de Goron. Deux fois déjà ses violences l’avaient conduit devant les juges, et Marzou pouvait être victime de son premier mouvement. Le grand Luc lui-même, bien que sans initiative personnelle, était capable de se laisser entraîner par l’exemple : c’était une machine habituellement inerte, mais dont la force terrible, une fois mise en action, ne pouvait plus être arrêtée. Les deux mains croisées sur son cœur, qui battait à se rompre, les joues en feu, l’œil voilé de pleurs, Annette s’était laissé tomber sur un banc, et murmurait une prière inarticulée. Tout à coup elle se redressa en passant la main sur ses yeux ; elle venait de se rappeler que c’était l’heure où Marzou allait tendre ses lignes dormantes aux récifs du Castelli. En ramenant sa vache de la pâture, elle pouvait passer par la côte, voir le traîneur de grèves, et l’avertir d’éviter à tout prix la rencontre du grand Luc et de Goron. Sa résolution fut aussitôt prise : elle partit en ayant soin de suivre la route qui tournait le bourg, afin d’échapper aux remarques des voisins.


III.

Le soleil, qui touchait alors à son déclin, incendiait l’horizon de lueurs mourantes. On touchait à l’une de ces grandes marées connues dans le pays sous le nom de reverdies, et les flots plus retirés laissaient à sec de longs bancs de rochers habituellement cachés par la mer. Celle-ci se montrait au loin diaprée de teintes assez diverses pour tromper les regards. Tantôt ses vagues, assombries par les premières ombres du soir, semblaient un guéret fraîchement retourné sur lequel les flocons d’écume imitaient les touffes de camomille en fleurs ; tantôt elle ondulait, pareille à une prairie verte irisée par les rafales ; tantôt enfin, rougissante sous les rayons du soleil couchant, elle glissait entre les récifs comme une lave enflammée. Çà et là des goélands attardés traversaient le ciel, et quelques vaches couchées sur le sable poussaient des beuglemens de joie, en tendant leurs naseaux ouverts à la brise salée.

Annette prit par les arides sentiers bordés de talus de granit qui encadrent partout les terres labourées. Arrivée au plus haut du