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en était arrivé a reconnaître que la libre discussion des doctrines religieuses serait, dans chaque pays, la véritable épreuve de leur puissance et de leur valeur. Partir d’une saisie de Bibles et conclure ainsi c’était aller vite, n’est-il pas vrai ?

On peut, sans trop se préoccuper de ménager une transition quelconque, passer de la Bible en Espagne à Lav-Engro le dernier ouvrage de George Borrow. C’est un sans-gêne dont il donne l’exemple à ses lecteurs. Ses livres ressemblent à l’une de ces aventures si fréquente en voyage, dont le vif début promet, dont l’intérêt se soutient, et que dénoue, par manière d’intervention céleste, une brusque séparation. La diligence s’arrête votre compagnon, — votre compagne peut-être. — descend de voiture, rassemble ses bagages, tourne vers vous un dernier regard, et au moment même où vous alliez sans doute échanger un mot qui eût rattaché l’une à l’autre vos deux destinées, parallèles depuis quelques heures, le fouet du postillon retentit, l’attelage repart au galop, le nœud à demi formé se dissout, le fil que chaque heure écoulée semblait consolider se brise, et pour jamais.

Ainsi finissait la Bible en Espagne, un vendredi soir, dans un cabaret de Tanger ; ainsi finit Lav-Engro, après que, dans une clairière au milieu d’un bois, sous une hutte de chaudronnier ambulant, certain postillon a raconté ses aventures au héros du livre, — M. Borrow lui-même, il nous faut le croire, — et à miss Isopel Berners, sa compagne. N’allez pas, sur ce mot, vous effaroucher. Il s’agit bien d’une errante beauté associée depuis quelques jours aux poétiques vagabondages du jeune aventurier, mais en tout bien, tout honneur, entendons-nous. Lav-Engro est chaste comme Joseph. Ne le fût-il pas, Isopel, haute de cinq pieds six pouces, a été douée de deux bras nerveux qui la protégeraient au besoin contre les plus audacieuses tentatives. Le postillon qui les soupçonne cependant, elle et lui d’être deux jeunes gens de bonne famille en route pour Gretna-Green, achève de leur raconter sa biographie ; puis il se retourne sur la couverture de laine qu’ils lui ont prêtée pour, y dormir : « Bonne nuit, mon jeune monsieur. : .. Dormez bien, belle demoiselle… » Et le livre est ainsi clos à la quatre cent vingt-sixième page du troisième volume, sans un mot d’excuse, sans la promesse d’une suite quelconque. Prenez ceci bien ou mal, fâchez-vous ou riez de cette incartade inattendue : qu’importe à l’auteur ? Et quel droit, après tout, aurez vous de vous plaindre ? Vous le connaissez, lui, ses façons à part, son laisser-aller bohême, son horreur pour la bonne compagnie, son attrait pour la mauvaise. À bon escient vous avez voulu battre, l’estrade en sa compagnie. Tant qu’il lui a plu, il a su vous entraîner sur ses pas ; bonnes histoires, humour vraie, sentiment exquis des aspects de la nature, paysages supérieurement rendus, esquisses