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du métier : cuiller de fer, soufflets, marteaux, feuilles d’étain ; le tout valant, à son dire, 5 livres et 10 shillings. Quel fonds de commerce et quelle occasion ! Lav-Engro n’hésite pas un moment, — il achète tout, — et ce, nonobstant la concurrence quelque peu brutale de l’Etameur Rouge.

Le philologue, le grammairien précoce, est chaudronnier bel et bien ; du moins Lav-Engro aspire à passer maître dans cet art libéral. En attendant, son unique industrie sera celle de maréchal ferrant : Il ne possède encore à la vérité que les premiers rudimens de ce nouveau métier, et met trois jours à forger, pour son poney, quatre fers très insuffisans, mais il a devant lui quelques capitaux encore et, le temps aidant, il complétera son éducation.

Ce n’est pas trop que de revenir aux premiers chapitres de Robinson Crusoé pour trouver une description du bonheur dans la solitude pareille à celle que nous donne Lav-Engro, établi dans une clairière, au sein des bois du Yorkshire. Il y a là des pages qui sentent la feuille verte, l’écorce humide, l’herbe nouvelle, la sève printanière, la fleur des haies ; l’oiseau y gazouille, la guêpe y bourdonne, la cigale y fait frissonner son enveloppe stridente ; le rayon lumineux du matin, le vent léger qui se précipite sur les traces dorées du soleil couchant, le joyeux enthousiasme du réveil, les molles langueurs de la soirée, tout y est amoureusement décrit, chaudement peint, avec je ne sais quel gusto bohême dont Borrow seul a le secret.

Trois jours entiers cette clairière charmante demeure un paradis sans Ève. Le quatrième jour, vers le soir, une chanson y arrive, chanson jetée à l’écho par une gipsy brune et vermeille, regards noirs et voix aiguë, — chanson qui parle de philtres et de rapines. Encore une idylle, n’est-il pas vrai ? Oui, mais une chaste idylle, car tout se borne à une requête de la nymphe bocagère octroyée par le galant forgeron au vieux chaudron qu’elle souhaite posséder, dont il lui fait hommage, et qu’elle emporte en triomphe ! N’emporte-t-elle pas aussi, par malheur, un secret que Lav-Engro laisse échapper en riant ? C’est que, tout busno qu’il est, il comprend et parle le rommany. — Trahison ! semble penser la jeune fille : — Toutefois elle reprend bien vite son sourire brillant et ses perçans refrains.

Elle revint le lendemain, la gipsy ! Elle apportait à son frère un gage de reconnaissance : deux beaux gâteaux dorés, d’un aspect et d’un goût étrange, deux gâteaux pétris par sa grand’mère :… Et cette grand’mère, c’était mistriss Herne, la fille des Chevelus, la belle-mère de Jasper Petul-Engro. « — Sachez que je suis dangereuse ? » avait-elle dit un jour à l’indiscret étranger, au busno maudit qui voulait s’immiscer malgré elle, dans les secrets de la langue prohibée, de l’argot protecteur : maintenant qu’elle le retrouve sous sa main et que l’occasion vengeresse