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nouveau cette rivière à Tissa-Fured et à Czibakhaza, pour marcher sur Pesth par la route de Hatvan ou par celle de Czegled. Le prince résolut alors de faire prendre à son armée de nouvelles positions, et notre corps vint occuper Czegled le 22 mars. Je fus logé chez une riche veuve ; sa maison était fort bien meublée ; elle avait une peur extrême de nos soldats, et pensait que ma présence pouvait seule les empêcher de tout piller. Elle envoya chercher sa nièce, espérant ainsi me retenir au logis ; la nièce entra dans le salon : c’était une belle Hongroise. « Vous voulez aller à Debreczin, me dit-elle au bout d’un moment, en me regardant d’un air de défi ; vous n’y arriverez pas. — Certes, répondis-je, nous y serons avant trois semaines. — Hélas ! je n’y veux pas penser, reprit-elle. Mon frère est à l’armée de Kossuth, capitaine dans Caroly-hussards ; vous n’y arriverez qu’en passant sur son cadavre ; c’est un Hongrois, il mourra pour sa patrie : les Hongrois sont des héros… » Et en parlant ainsi, avec une exaltation extrême, la belle Hongroise avait les larmes aux yeux. Nous n’avons pas été à Bebreczin ; souvent je me suis rappelé les paroles de cette jeune femme, alors surtout que nous fûmes forcés de repasser le Danube.

Déjà cependant on aurait pu prévoir que nos opérations ne nous conduiraient pas de si tôt dans la capitale de l’insurrection ; rien n’annonçait que nous dussions quitter la défensive, malgré les circonstances mêmes qui semblaient nous dicter un autre plan. C’est en vain qu’un corps de quinze mille hommes, commandé par le général Thodorovich et composé des troupes impériales des districts militaires de la Slavonie et du banat de Temeswar, et de levées faites en masse dans la Bacs et dans les comitats du sud de la Hongrie habités par les Serbes, venait de s’avancer jusque sur la rive gauche de la Maros, et avait reconquis ce grand parallélogramme compris entre la Haros, la Theiss, le Danube et la ligne[1] tracée anciennement par les Romains pour arrêter les invasions des barbares. Le ban avait compris alors que, toutes les forces des Hongrois s’étant concentrées sur la Theiss,

  1. Cette ligne, qui part de la rive gauche de la Maros, près d’Arad, s’arrête à Weisskirchen sur la rive gauche du Danube. Une autre ligne romaine, dont il a été fort question pendant cette guerre, s’étend sans interruption de la rive gauche du Danube au-dessous de Zombor jusqu’à la rive droite de la Theiss au-dessus de Peterwardein. Ces ligues ne peuvent plus être considérées maintenant que comme des moyens de défense imaginaires ; elles consistent en un large fossé devant lequel la terre, relevée en talus, forme une sorte de rempart, et le temps a fait tellement ébouler les terres, que l’on peut, dans beaucoup d’endroits, les franchir à cheval. Deux autres lignes fermaient autrefois la base du triangle formé par le Danube et la Theiss ; ce delta est ce que l’on appelle le district des Csajkistes. Le nom de ces lignes, qui s’appellent en allemand Römer-Schanzen (remparts des Romains), a quelque chose qui frappe l’imagination, et, lorsque les Hongrois se furent avancés sur le Danube, ils parlèrent dans leurs bulletins du passage de ces fossés comme d’un fait d’armes digne d’être transmis à la postérité.