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de vivantes souffrances. Je suivis la route de Temeswar pour aller rejoindre le ban ; j’espérais prendre encore part à quelque combat ; mais bientôt je sentis que je ne pouvais supporter les secousses de la voiture, les émotions et la mauvaise nourriture m’avaient affaibli. Je me fis alors passer en bateau sur la rive droite du Danube, et allai chez le colonel Mamula. Lui et tous ses officiers m’embrassèrent avec affection ; long-temps on avait cru que j’étais fusillé. Pendant tout le jour, je me fis raconter nos glorieux combats et les souffrances de notre armée. Ces victoires avaient été chèrement achetées. Beaucoup de mes camarades étaient morts, beaucoup de nos soldats avaient été tués dans ces combats de chaque jour. Le brave capitaine Freiberg, qui pendant toute la campagne avait été mon compagnon, avait eu la tête emportée par un boulet de canon. Taxis avait eu le visage traversé par un éclat d’obus ; je ne demandai plus qu’en hésitant des nouvelles de ceux qui m’étaient chers.

Nos officiers me dirent comment Gerberich avait été pris : il était parvenu à se glisser à travers les avant-postes, il se mit alors à courir pour arriver à la ligne de circonvallation ; mais, poursuivi par les Hongrois et voyant les nôtres tirer sur ceux qui le poursuivaient, il s’arrêta un instant, effrayé peut-être par le sifflement des balles ; les Hongrois, l’ayant saisi, le ramenèrent dans la forteresse, comme je l’ai su depuis, et trouvèrent dans ses habits les papiers qu’il y avait cousus[1].

J’étais trop faible pour voyager dans les petites charrettes de paysans, seul moyen de transport qu’eût laissé la guerre : je partis pour Semlin, afin de remonter la Save en bateau à vapeur, pour me rendre à Graetz ; je rencontrai sur la route des bandes de femmes et de jeunes filles en haillons : c’étaient des familles serbes du Banat et de la Bâcs, dont les hommes avaient été massacrés ou avaient péri dans les combats. Ces femmes s’étaient sauvées dans les bois, et elles y avaient vécu pendant plusieurs mois de glands doux et d’un peu de farine ; maintenant, épuisées de misère et de faim, elles descendaient des montagnes, traînant après elles leurs enfans nus et presque mourans ; elles n’allaient trouver que des cadavres et des villages réduits en cendres. Cette misère ne doit pas étonner : la guerre de Hongrie a détruit les populations au sud de l’empire ; d’après des relevés exacts faits par ordre du gouvernement au printemps de l’année 1850, le nombre des veuves des districts militaires de Croatie, de Slavonie, du Banat et de la Transylvanie, dont les maris ont péri pendant la guerre, surpasse vingt-cinq mille.

À Semlin, on m’amena trois paysans arrêtés à Palanka deux mois

  1. Les quatre-vingt-dix-huit condamnés qui devaient nous aider à attaquer les postes ont été graciés par l’empereur ; les veuves de Kussmaneck, Braunstein et Kraue reçoivent de fortes pensions, et leurs enfans sont élevés aux frais de l’empereur ; trois fils de Kussmaneck sont déjà officiers dans l’armée impériale. Gerberich n’était pas marié.