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sur trente-cinq de large. Pour preuve du haut fait de saint-Martin, on montre très nettement imprimée dans le rocher la trace des fers de sa mule. Un des fers est un peu tourné en dehors ; j’en demandai la raison au berger qui nous contait cette légende. — C’est que la mule de saint Martin était boiteuse, me répondit-il. L’histoire ne finit pas- là. Un peu plus loin, le saint paria à son tour d’arrêter le diable. Au bord d’une fissure de rocher, il planta une croix de joncs. Aussitôt le mulet de Satan se cabra et renversa son cavalier. En souvenir de ce triomphe remporté sur l’ennemi du genre humain, on a élevé en cet endroit une belle croix de pierre.

Une heure plus tard, nous vîmes la plaine immense que nous traversions se rompre tout à coup en précipice. Une tranchée circulaire, large comme la Tamise et d’une profondeur à donner le vertige, nous coupait le passage ; une ligne de petites maisons accrochées aux pavois de la falaise qui surplombe sur leurs toits de la façon la plus effrayante, allait en serpentant jusqu’au fond de l’abîme. Là, traversée par un ruisseau riant, s’étendait une vaste pelouse qui contraste merveilleusement avec les roches sauvages qui la dominent : au fond du tableau enfin, trois cathédrales littéralement incrustées dans le rocher, entées les unes sur les autres, de façon à ce que le toit de l’une sert de fondation à l’autre qui porte la troisième sur sa voûte ; un grand ciel rouge au-dessus de ce paysage silencieux. Tel est Roc-Amadour, dont la situation rappelle un peu les tableaux de Constantine. Jamais village plus misérable ne fut le but d’un plus célèbre pèlerinage. Dans l’unique rue bordée de maisons la plupart faites de boue, couvertes de sarment, on ne voit que des femmes échevelées et noires comme des Bohémiennes, des ânes chassés par des enfans à demi nus. Rien en France ne donnerait l’idée d’une semblable misère. Le château des missionnaires, qui élève au-dessus de la falaise ses murailles blanches, indique seul qu’il doit y avoir dans ces gorges quelque chose d’extraordinaire. Il s’y trouve en effet, outre la chapelle de Notre-Dame, qui attire chaque année des pèlerins par milliers, le sabre de Roland, qui a le singulier don de rendre mères toutes les femmes qui le soulèvent, et ce sabre, il faut le dire, compte encore plus de dévotes que la chapelle.

On a longuement écrit en latin, en espagnol, en français, même en anglais, et à des époques diverses, sur la fondation de Roc-Amadour et sur l’origine de son pèlerinage. J’ajouterai que, là comme ailleurs, les dissertations des savans ont embrouillé la question plus qu’elles ne l’ont résolue. Il est malaisé de démêler la vérité au milieu de ces controverses. Selon saint Antonin[1], archevêque de Florence, saint

  1. Sanct. Ant. Chronic., part. I, tit. VI.