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Ce brusque coup d’encensoir était venu le surprendre juste au moment où il se livrait, entre deux flacons de tafia, à ses méditations quotidiennes sur l’ingratitude des mulâtres, et, d’autant plus touché d’un pareil retour de sympathie qu’il sentait n’avoir rien fait pour le mériter, il se prit, séance tenante, d’une belle tendresse d’ivrogne pour cette même population de couleur qu’il venait de vouer au massacre, au pillage et à l’incendie. Similien était malheureusement sujet à voir double au moral comme au physique. En rendant ses bonnes graces aux mulâtres, il n’avait nullement entendu se brouiller avec leurs ennemis, d’autant plus que ceux-ci, profondément blessés des obstacles que Bellegarde opposait à leurs projets de pillage, étaient des alliés naturels pour le favori supplanté. En conséquence, Similien avait fait de sa vie deux parts qu’il consacrait, l’une à boire avec les mulâtres pour acquitter sa dette de cœur, l’autre à boire avec les meneurs ultra noirs pour entretenir leur exaspération contre les tendances mulâtres de son rival. Ce zigzag d’ivrogne eut un double succès. Non contente d’enchérir sur le programme communiste des piquets, la coterie des pillards en vint à demander, comme je l’ai dit, le bannissement de Bellegarde. De leur côté, les hommes de couleur, mesurant leur urbanité à la terreur croissante que leur inspirait Similien, répondaient avec un empressement de jour en jour plus flatteur aux politesses bachiques de ce terrible commensal. Celui-ci en conclut qu’il était à la fois l’idole du parti mulâtre et du parti ultra-noir, ou, comme nous dirions ici, de la droite et de la montagne : la tête lui tourna, et, trouvant que le nom sans conséquence qu’il avait porté jusqu’à ce jour n’était pas en harmonie avec ses hautes destinées, Similien ne signa plus que Maximilien.

En attendant que l’expiration, soit légale, soit révolutionnaire, des pouvoirs présidentiels vint lui permettre d’ajouter à ce nom sonore le titre qu’il y accolait déjà par la pensée, Similien crut ne pouvoir pas se dispenser d’être au moins le second personnage de l’état. Pour cela, il fallait évincer Bellegarde, et comme la faveur subite de Bellegarde, naguère simple colonel, ne s’expliquait que, par l’influence du vaudoux, dont il est un des plus forcenés sectaires, Similien conçut le projet hardi de saper l’édifice par la base et de discréditer le vaudoux. Soulouque étant encore absent, l’incrédule tailleur entreprit sur ce chapitre Mme Soulouque, lui remontrant d’un ton paternel que frère Joseph n’était pas ce qu’un vain peuple pense, qu’il était, à la rigueur, permis de rendre à l’Etre suprême l’hommage d’un cœur pur, mais qu’il rougissait, lui Similien, de voir le chef d’un pays libre ouvrir son palais aux drôles et aux drôlesses qui brûlaient des cierges, tiraient les cartes, ou faisaient parler les couleuvres pour de l’argent. La présidente, qui, pendant cette tirade, avait été plusieurs fois près de défaillir,