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de leur chef, ne songeaient qu’à arroser de tafia et de larmes silencieuses la tombe récente de Pierre Noir.

Cette guerre est profondément antipathique aux dix-neuf vingtièmes des Haïtiens, et l’hypothèse d’une balle dominicaine tranchant les augustes jours de Soulouque n’était pas en soi de nature à jeter la désolation parmi les innombrables familles qu’il venait de décimer. Jamais pourtant, jamais vœux de succès plus sincères et plus ardens n’accompagnèrent une entreprise : l’idée seule que Soulouque pouvait revenir battu et en proie à l’exaspération causait à la bourgeoisie noire et jaune, à celle-ci surtout, une véritable agonie de terreur. Les premières nouvelles de l’expédition vinrent heureusement calmer un peu ces angoisses. Le 19 mars 1849, les Dominicains, tournés à Las-Malas par un corps parti du Cap, pendant qu’ils avaient le président en tête, avaient perdu leur artillerie, et le lendemain, Soulouque allait fièrement camper à Saint-Jean, point à peu près central de l’île.

Mais, comme on ne pense jamais à tout Soulouque, arrivé là s’aperçut qu’il s’était embarqué sans vivres. Il fallut donc expédier courriers sur courriers à Port-au-Prince pour demander ces vivres, que l’armée haïtienne dut attendre pendant dix jours l’arme au bras et en se serrant le ventre. Cette perte de dix jours ne parut pas cependant avoir les suites qu’on redoutait, car après plusieurs succès coup sur coup, dont l’un vivement disputé et d’autant plus décisif, Soulouque arrivait, le 14 avril, à Bani, à vingt lieues seulement de la capitale des Dominicains. Ce malheureux petit peuple était perdu sans ressource ; les familles aisées de Santo-Domingo s’embarquaient à la hâte, et le congrès, voyant l’impossibilité de toute défense, prenait sur lui de décréter l’adoption du drapeau français. On savait tout cela jour par jour à Port-au-Prince, et la population entière était sur pied pour préparer la réception triomphale qui devait être faite au vainqueur de Santo-Domingo, lorsque tout à coup, le 30 avril, une sinistre nouvelle circula dans la ville, malgré les plus terribles défenses de la police. De Bani, l’armée haïtienne avait brusquement reculé jusqu’à Saint-Jean, franchissant cette distance de quarante-cinq lieues en moins de quatre jours. Pendant que les Haïtiens attendaient des vivres, les Dominicains avaient eu le temps d’appeler à leur aide Santana, un moment éloigné des affaires, et Santana venait de donner une nouvelle preuve de caractère à son admirateur Soulouque, en battant complètement celui-ci dans deux rencontres qui avaient coûté aux Haïtiens six pièces de canon, deux drapeaux, trois cents chevaux, plus de mille fusils, quantité de bagages et des centaines de morts, de ce nombre plusieurs généraux. Santana avait ensuite refoulé l’armée haïtienne vers le bord de la mer, où elle avait été cruellement mitraillée par la flottille dominicaine, postée là pour l’attendre.