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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/587

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comme Chaumette le civisme des sabots et les patriotiques vertus de la pomme de terre, ou, à l’instar du socialisme, les promesses sensuelles du paradis terrestre, il se mêlera toujours à la couronne de chêne ou de roses du bonheur humain deux petites épines difficiles à en arracher, la contrainte du travail, les rigueurs fatales de la maladie et du trépas.

Avant Fourier, avant nos réformateurs contemporains, les philanthropes du siècle dernier s’étaient, on leur doit cette justice, enquis des moyens de supprimer ou d’alléger du moins le lourd héritage qui pèse sur l’humanité. Condorcet, en particulier, s’était chargé de remettre à sa place le plus dur des créanciers, la mort. « Les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles… Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies… Sans doute l’homme ne deviendra pas immortel, mais sa vie peut s’accroître sans cesse. » Un temps qui imputait à l’ordre social les maux héréditaires et la brièveté de la vie devait, à plus forte raison, le rendre responsable des infortunes de l’individu. « Lorsque les hommes sont malheureux, disait très sérieusement La Harpe, ceux qui les gouvernent sont coupables. » Voltaire lui-même, dont le bon sens sommeillait quelquefois, se laissa prendre à la glu d’un faux-semblant de vérité. Au-dessous d’une estampe représentant des gueux, il proposa de tracer ces mots : Rex fecit. De là à réclamer du pouvoir la fameuse poule au pot de Henri IV, il n’y avait pas loin, et l’abîme du communisme était au bout de semblables opinions. La première condition de l’indépendance personnelle consiste à édifier son sort de ses propres mains, et quiconque demande aide et protection réclame joug et servitude.

Nous venons de toucher, avec M. Bungener, aux vives plaies de notre temps, plaies vieilles et mal fermées, dont les plus graves sont l’incrédulité, qui sépare la terre du ciel, l’orgueil, qui dit aux foules : Courage ! le monde vous appartient ; osez, vous serez semblables à Dieu ; — l’amer désabusement, qui suit bientôt les espérances trop ambitieuses, et, à leur exemple, n’a pas de bornes. Il est d’autres plaies, relativement moindres, qui n’attaquent qu’une certaine catégorie de la société, mais, non moins douloureuses pour qui les ressent. Le principe de ces dernières a son siège dans la vanité plutôt que dans l’orgueil, dans une confiance excessive plutôt que dans un défaut de foi. Une littérature a flori de nos jours, hypocrite et sensuelle, plaçant l’art au-dessus de la leçon, et affectant la magistrature des mœurs, sacrifiant les nobles races de la raison au sentiment exagéré de la forme, du nombre et de la couleur, se donnant les honneurs du sacerdoce de la pensée, se complaisant dans la contemplation superbe d’elle-même, dans l’isolement égoïste de sa gloire, et néanmoins la bouche pleine de caressantes provocations à l’adresse du talent inconnu, les yeux humides de larmes versées sur les souffrances du génie étouffé avant l’heure par les étreintes obscures de la misère. Ce que de perfides appels et de trompeuses apothéoses ont brisé d’existences en quelques années ne saurait se dire. La tombe, avec les victimes qu’elle dévore, renferme leur secret, et parmi les malheureux qui survécurent à la mort des illusions éveillées ou flattées en eux, les uns portent au cœur silencieusement leur blessure, tandis que la plainte des autres va se perdre dans le concert des bruits louangeurs dont la renommée entoure et berce ses idoles.