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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/718

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pâturages où ils devaient se reposer jusqu’au départ, mit son cheval au galop pour aller annoncer à ses cosignataires que sa riche cargaison avait touché le port sans accident.

Dès qu’il fut parti, des groupes se formèrent autour des feux allumés par ses gens. Le bruit s’était répandu depuis quelques jours parmi ces gauchos, race vagabonde et insubordonnée, que des soulèvemens avaient eu lieu dans les provinces de l’intérieur ; ils avaient hâte de questionner les voyageurs qui venaient de traverser toute l’étendue des pampas. Il y avait du vrai dans cette nouvelle, et l’idée de déserter les chariots pour monter à cheval et se joindre aux bandes armées souriait à la plupart des bouviers. Galoper en liberté dans des plaines sans fin, piller les grandes fermes isolées, attaquer les hameaux, telle était la perspective attrayante qui s’ouvrait à leur imagination. Pendant qu’ils s’entretenaient des événemens qui se préparaient en la tierra adentro, — dans l’intérieur des terres, — Fernando vint à passer ; il était à pieds, mais traînait toujours à ses talons ses grands éperons d’acier qui gênaient sa marche. On eût dit un aigle démonté par le chasseur et que les longues plumes de ses jambes empêchent de courir.

— Tiens ! crièrent les bouviers, voilà le petit muletier, le marchand d’eau-de-vie de San-Juan ! Eh ! Fernando, veux-tu nous envoyer un baril, que nous buvions à ta santé ?

— Donnez-moi plutôt à manger, vous autres, répondit le muletier, je suis à jeun depuis hier !

Et, coupant une tranche de viande dans la grosse pièce de bœuf qui rôtissait devant le feu, il prit l’une des extrémités du bout des doigts, introduisit l’autre dans son gosier et l’avala d’une bouchée, comme un lazzarone eût fait d’une poignée de macaroni. — Merci, dit Fernando en essuyant son couteau sur sa botte de peau de vache, me voilà mieux maintenant. Vous me permettrez de coucher ici, n’est-ce pas ? et vous me prêterez bien une couverture pour passer la nuit ? En attendant, je vais m’allonger là, dans quelque coin, pour faire la sieste.

Il se glissa entre les deux roues d’une charrette et s’endormit, sans que les bouviers s’occupassent de lui. Gil Perez revint bientôt donner à ses gens l’ordre de décharger les chariots dès le lendemain matin. En faisant sa ronde, il aperçut le muletier tranquillement endormi et qui ronflait sur l’herbe comme un enfant dans les bras de sa mère. — Eh ! Fernando, lui dit-il, que fais-tu là, mon garçon ?

-—Je me repose, répondit celui-ci en se frottant les yeux ; j’ai passé quatre jours et autant de nuits à jouer aux cartes.

— Et tu as gagné ?

— Au contraire, j’ai tout perdu, mon chargement d’eau-de-vie, mes mules, tout ce que je possédais ! Voulez-vous me prêter vingt piastres. Gil Perez ?