Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/727

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas que j’en veuille faire ma femme, j’ai renoncé au mariage : elle me suivra en qualité de baylarina, moi et ma troupe. Voyons, Pepita, va prendre les beaux ornemens que t’a donnés Gil Perez : c’était un galant homme, n’est-ce pas ? Et vous, doña Ventura, faites amener ici vos chevaux pour ceux de mes amis qui en manquent.

Les gauchos envahissaient tumultueusement la maison et demandaient à grands cris des montures. Avant de partir, Torribio avait disséminé les chevaux de la poste dans la forêt ; il était impossible de les rassembler au milieu de la nuit. Pour calmer l’impatience de ces bandits, doña Ventura leur versa tout ce qu’elle avait d’eau-de-vie dans sa maison ; elle espérait les enivrer et fuir pendant leur sommeil, mais Fernando ne buvait pas. Dès que le jour parut, il envoya une partie de la troupe à la recherche des chevaux, qu’on retrouva çà et là errant dans les bois. La maison de poste fut bientôt pillée, et les gauchos y mirent le feu, sous prétexte de se chauffer. Il s’ensuivit une scène de confusion et de désordre à la faveur de laquelle doña Ventura crut pouvoir se soustraire aux regards du muletier ; prenant sa fille par la main, elle l’entraîna vers un fourré, où toutes les deux, à genoux et immobiles d’effroi, elles adressèrent au ciel de ferventes prières. Peu à peu, le calme se rétablit ; les gauchos s’éloignaient les uns après les autres, ceux-ci blasphémant, ceux-là chantant, tous chargés du butin qu’ils avaient recueilli lors de l’incendie des chariots et dans le pillage de la poste. Quand les derniers traînards eurent pris le galop pour rejoindre leurs camarades, Fernando s’avança droit vers le hallier où les deux dames, serrées l’une contre l’autre, attendaient avec une lueur d’espoir l’instant de leur délivrance. Il saisit Pepita par le bras, et la fit asseoir de force sur la croupe de son cheval ; puis, repoussant du pied la vieille mère, qui luttait vainement pour retenir sa fille et s’accrochait à elle avec des efforts désespérés : « Madame, lui dit-il, je vous avais promis de vous protéger, il ne vous a été fait aucun mal. J’ai tenu ma parole. Adieu ! » Et il disparut au galop, emmenant Pepita plus morte que vive. La pauvre enfant poussait des cris lamentables. Pour toute réponse, le muletier chantait ce refrain que vous vous rappelez :

No estes tan contenta, Juana,
En ver me penar por ti ;
Que lo que hoy fuere de mi,
Podrà ser de ti mañana !

Que devint doña Ventura, abandonnée seule au sein d’une solitude dévastée ? Personne ne le sait ; elle y aura péri de faim, de misère et de froid. Juancito ne reparut point non plus à la maison de poste. Emporté par son cheval qu’il éperonnait à grands coups de talon et