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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/80

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doit en toute occasion préférer son mari à son amant, affirmer en même temps que l’amant ne parlera jamais aussi bien que le mari ; car je ne puis donner un autre sens aux paroles de Gabrielle : « O père de famille ! ô poète ! je t’aime. » Si Julien n’eût pas trouvé dans sa mémoire une douzaine d’images bien assorties, il était donc condamné à perdre Gabrielle ?

Je regrette que M. Autgier, au lieu de voir dans le succès de Gabrielle un encouragement à poursuivre la peinture des mœurs contemporaines, ou, plutôt, pour parler plus franchement, une raison d’entreprendre avec sincérité, avec résolution, ce qu’il avait à peine ébauché, soit revenu, en écrivant le Joueur de flûte, à son point de départ. L’auditoire, il faut bien le dire, avait applaudi dans Gabrielle l’intention plutôt que l’exécution. En produisant ma pensée sous cette forme qui pourra sembler paradoxale, je ne crains pas de rencontrer de contradicteurs sérieux. L’auteur, au lieu de mettre à profit la bienveillance de l’auditoire, est retourné à ses premières études, à ses premières fantaisies. Je retrouve dans le Joueur de flûte toutes les qualités de détail qui recommandent la Ciguë ; mais le talent de M. Augier m’inspire une trop vive sympathie pour qu’il me soit possible de lui déguiser ma pensée en ce qui touche la conception de son nouvel ouvrage. Les données que nous fournit l’antiquité sur la vie et la mort de Laïs se réduisent à bien peu de chose ; ces données pourtant ont un caractère vraiment poétique, et M. Augier semble avoir pris plaisir à les dépouiller de ce caractère. Plutarque, dans la Vie de Nicias, nous apprend, en quelques lignes, que Laïs fut réduite en captivité et vendue dans l’expédition dirigée contre la Sicile par Nicias et Alcibiade. Il n’en dit pas davantage, et nous en serions réduits aux conjectures sur la vie de cette courtisane fameuse sans les révélations d’Athénée. Le cinquante-quatrième et le cinquante-cinquième chapitre du treizième livre des Deipnosophistes nous offrent en effet des renseignemens curieux. Enlevée dès l’âge le plus tendre à la ville d’Hyccara, sa patrie, Laïs, vendue comme esclave, s’établit à Corinthe, qui était alors la ville la plus corrompue de la Grèce. Sa beauté lui donna bientôt des richesses considérables. Athénée raconte qu’Apelles, l’ayant rencontrée au bord d’un ruisseau puisant de l’eau, la conduisit à un banquet où il avait réuni de nombreux amis ; et comme ils se plaignaient de voir arriver une vierge au lieu d’une courtisane qu’ils attendaient, il leur répondit : « Avant trois ans, je vous la rendrai telle que vous la souhaitez. » Ce n’est pas ce début que je veux louer comme poétique, je n’ai pas besoin de le dire ; mais vers l’âge de quarante ans, après avoir épuisé toutes les jouissances du luxe et de la richesse, Laïs devint amoureuse d’un jeune Thessalien, et quitta Corinthe pour le suivre. Les femmes de Thessalie, jalouses de sa beauté, et peut-être