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machiavéliques ; pendant que François se couvrait de gloire à la tête des armées, Charles avouait sa couardise et même en faisait, un étalage évidemment affecté. Souvent on lui entendait dire : « Dans telle circonstance, j’aurais fait parler de moi, si j’avais eu le courage de M. mon frère. » Il établissait ainsi une perpétuelle antithèse entre sa propre habileté politique et la valeur militaire de son aîné. À chacun son emploi et sa tâche : à François la victoire au dehors, à Charles l’intimidation au dedans ; à François les ennemis du royaume, à Charles ceux de la maison de Lorraine ; à lui encore, les négociations habiles, à son frère les guerres heureuses. L’un s’était adjugé le goût des lettres, l’autre le dédain des lettres. Le cardinal s’érigeait en Mécène et patronnait les savans, le duc ne protégeait que les gens d’armes et les hardis aventuriers. Cette ambitieuse division du travail fut même poussée si loin, qu’en se cotisant pour quelque entreprise injuste ou violente, l’homme d’église prenait quelquefois tout l’odieux d’une démarche pour laisser à l’homme de guerre le soin de la réparer, et se rendait sciemment impopulaire, afin d’accroître la popularité de son associé.

Plusieurs exemples prouvent ce calcul ; voici le plus décisif : cela se passa au temps de la toute-puissance des Guise, un peu avant la conjuration d’Amboise. La cour était à Fontainebleau ; beaucoup de soldats, de capitaines, qui depuis long-temps attendaient en vain le paiement de l’arriéré, remplissaient la ville du bruit, de leurs réclamations et du spectacle de leur misère. Le duc de Guise les appela, les consola, reconnut leur droit, et promit de les récompenser. « Il les connaissoit tous très bien, dit Brantôme et leur fesoit très bonne chère jusqu’aux plus petits. Ces braves gens se répandoient dans la ville, pleins d’espérance et de joie, lorsqu’ils y entendirent crier que tous capitaines soldats, gens de guerre ou autres qui étaient là venus pour demander récompense et argent, qu’ils eussent à vider sur la vie. » C’était le cardinal de Lorraine qui avait fait publier cette ordonnance à son de trompe. Est-il croyable qu’il l’eût fait à l’insu du duc de Guise ? La connivence est évidente. Si, dans une circonstance aussi singulière, il n’y avait pas eu un accord tacite entre les deux frères, il y aurait eu un désaccord public : le duc se serait hâté de réparer une mesure inique et extravagante ; mais, tandis que Charles de Lorraine chassait les solliciteurs sous peine de la vie, et que, pour parler comme Brantôme, il faisait le Rominagrobis, à quoi s’amusait de son côté le duc François ? « Il recevoit ces mêmes soldats qui venoient à lui ne sachant rien du bandon, et leur disoit privément : Retirez-vous chez vous, mes amys, pour quelque temps… Le roi est fort pauvre à cette heure ; mais asseurez vous, quand l’occasion se présentera et qu’il y fera bon, je ne vous oublierai point… » Évidemment c’était de la comédie, à la vérité de la plus ingénieuse, de la plus haute, et jamais